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une fois dans sa vie, faire ses ablutions aux ghats de Bénarès ? À l’heure où les pagodes entassées sur la rive cachent dans l’ombre leurs portiques séculaires, des milliers d’êtres humains de tout âge entrent avec délices dans ces eaux lustrales qui enlèvent toute trace de péché. Heureux celui qui, touchant au terme de son pèlerinage sur cette terre de douleurs, pourra l’achever sur les bords du fleuve saint, le visage barbouillé de ce limon fangeux qui fertilise les campagnes voisines ! Une fois qu’il foule les quais de Bénarès, le pauvre a perdu le souvenir de ses misères, de ses chagrins, de ses soucis de chaque jour ; il échappe à la terre, il n’est plus homme, et voilà toute une population qui puise à longs traits l’oubli de ses peines dans le courant d’un fleuve. Le pèlerin ne manque jamais d’emporter avec lui un peu de cette eau du Gange qui a baigné les ghats de la cité sainte. Il y a des princes qui en font venir chaque jour à grands frais, et cette naïve dévotion les place au-dessus de ces Lucullus des temps anciens ou modernes qui établissaient des relais sur les routes pour se procurer les fruits rares et les poissons recherchés.

C’est encore le sentiment religieux qui a fondé la mélâ, ou grande foire, de Hardwar. La fête n’a lieu que tous les douze ans, à l’époque où le soleil entre dans le signe du Bélier. À Hardwar, le Gange, sous la forme d’un gracieux et limpide torrent, coule rapidement au travers d’une vallée bornée de trois côtés par de hautes montagnes. La ville est bâtie à la base d’une de ces montagnes assez escarpées, sur un terrain en pente ; elle est séparée seulement par un petit espace cultivé de la forêt immense qui l’encadre. De pieux Hindous y ont construit de longs escaliers qui descendent au fleuve ; çà et là s’élèvent de petites tours, des pavillons décorés de peintures fantastiques. Le lieu où l’on doit se baigner est situé au pied d’un rocher qui s’avance dans les eaux. Quatre personnes seulement y peuvent entrer de front. Pour empêcher l’encombrement, des cipayes sont placés aux abords du passage, et ils veillent de leur mieux à ce que les pèlerins ne s’étouffent pas les uns les autres dans l’ardeur de leur zèle. Malgré ces précautions de police, il arriva en 1819 un de ces accidens mémorables qui laissent dans le cœur des peuples de terribles souvenirs. Des pèlerins impatiens de se plonger dans l’eau sainte s’étant rués avec impétuosité à l’entrée du passage, il en résulta une confusion effroyable. Cette masse d’hommes, de femmes et d’enfans pressés les uns contre les autres poussa une clameur immense, puis des cris déchirans, — et le flot humain s’affaissa sur lui-même, au milieu de gémissemens entrecoupés. Quatre cent trente personnes venaient de périr, y compris les cipayes, qui avaient fait de vains efforts pour prévenir la catastrophe, et loin de les plaindre, on envia le sort de ceux qui avaient rendu le dernier soupir en ac-