Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/719

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Xénophon prenait les choses et les hommes pour ce qu’ils étaient. Il ne voulait rien réformer, respectait tout ce qui était ancien, persuadé qu’en tout lieu et en tout temps on peut vivre en honnête homme et bien mener ses affaires.

Il s’en fallait, je pense, que l’armée grecque d’Asie fût composée de tels philosophes. M. Grote nous la représente comme formée de deux élémens très louables, de soldats-citoyens possesseurs de petites fortunes qu’ils espéraient améliorer dans les bonnes occasions que la guerre peut offrir, et d’exilés politiques contraints de s’expatrier à cause de leurs opinions anti-laconiennes. Ici, je crains que M. Grote ne se laisse entraîner un peu à son admiration pour tout ce qui est grec, et qu’il ne voie les choses trop en beau. Remarquons d’abord que, d’après le témoignage même de Xénophon, la majorité des dix mille avait été recrutée dans le Péloponnèse, c’est-à-dire parmi les alliés ou les vassaux de Sparte. Du reste, il est bien difficile de croire que des soldats mercenaires aient jamais été l’élite d’une nation, et parce que les dix mille délibéraient et votaient dans leur camp, il ne faut pas les appeler des soldats-citoyens. Il est tout naturel qu’ils portassent en Asie les habitudes de leurs petites démocraties, et leurs chefs, qui n’avaient pas de quoi les payer, étaient bien obligés d’employer les moyens de persuasion, faute d’autres. D’ailleurs c’étaient des hommes endurcis à la fatigue, aimant leur métier et les aventures ; s’ils avaient quelque chose de commun avec ce que nous appelions soldats-citoyens ou gardes nationaux, c’est qu’ils raisonnaient beaucoup, et que leurs officiers avaient à discuter avec leurs soldats avant d’en être obéis. Il en est de même dans toute armée irrégulière, ou dont les chefs ne sont pas investis de leur autorité par un pouvoir universellement reconnu. De temps en temps, ces soldats-citoyens jetaient des pierres à leurs généraux, pillaient leurs hôtes ou les tuaient ; leur épée était toujours à l’enchère : voilà bien des rapports avec les routiers du moyen âge. Je suis prêt à reconnaître que peu d’armées ont donné tant de preuves de courage, de persévérance, de bon sens ; mais qu’en faut-il conclure ? Que les individus qui la composaient avaient avec les vices de leur métier les qualités éminentes de la race hellénique ; enfans de la Grèce, ils étaient des hommes supérieurs à tous ceux à qui ils eurent affaire. On peut objecter que le nombre des hoplites, c’est-à-dire des soldats pesamment armés, était, relativement à l’infanterie légère, beaucoup plus considérable parmi les compagnons de Xénophon que dans toute autre armée grecque du même temps. Les hoplites se recrutant d’ordinaire parmi les citoyens aisés en état de s’acheter une armure complète, M. Grote en a inféré que les dix mille appartenaient en majeure partie à la bourgeoisie de la Grèce. Par contre, on pourrait remarquer