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arrangement déplaisait fort à la plupart des soldats, qui s’étaient flattés de faire leur fortune en Asie et qui maintenant ne trouvaient plus à qui louer leur épée. Force leur fut pourtant de se résigner, et l’on se mit en marche pour regagner l’Asie Mineure. Avant d’entrer en Mésopotamie, les Grecs avaient traversé un grand désert, et le retour par le même chemin les effrayait fort ; on leur promit de les conduire par une autre route, et de fait on les fit passer sur la rive gauche du Tigre. À vrai dire, ce mouvement était un peu suspect, et il est probable que les satrapes qui accompagnaient les Grecs, et Ariée lui-même, leur ancien compagnon d’armes, n’avaient pas de très bonnes intentions à leur égard. — Toutefois il faut remarquer que les Perses ne firent aucune tentative pour que l’armée grecque se divisât en détachemens, ce qui leur eût permis de l’accabler en détail. Au contraire, elle marcha toujours concentrée et en ordre de bataille. C’était, de la part de Tissapherne, le principal des lieutenans d’Artaxerce, une lourde faute que les capitaines grecs prirent pour une preuve de bonne foi. Gagnés par ses promesses, ils se rendirent sans défiance à une entrevue, où on les assassina. Tissapherne pouvait profiter du premier moment de stupeur où les Grecs durent être plongés, pour les attaquer et les mettre en pièces ; mais il jugeait d’eux par ses compatriotes : Cyrus mort, tous les Perses s’étaient soumis à Artaxerce, et le satrape ne doutait pas que les soldats étrangers, privés de leurs généraux, ne demandassent quartier. Il les laissa respirer une nuit, et le matin il trouva leur phalange en bon ordre, commandée par d’autres capitaines, et chaque homme résolu à se faire tuer avant de rendre ses armes. Xénophon et les officiers énergiques qui restaient dans le camp des Grecs leur avaient dit : — « Les Perses ont assassiné nos chefs ; c’est une preuve qu’ils ont peur de nous et qu’ils se sentent incapables de nous tenir tête sur un champ de bataille. Nous sommes, il est vrai, en pays ennemi, mais dix mille Grecs armés passent partout. Un grand fleuve s’oppose à notre marche. Remontons vers sa source jusqu’à ce qu’il soit guéable. En attendant, nous vivrons de ce que nous prendrons à l’ennemi. » Au premier mot de cette harangue, un soldat éternua : c’était un augure favorable chez les anciens, et Xénophon, en s’écriant : « Que Jupiter te bénisse ! » se hâta de faire remarquer l’heureux présage à ses compagnons. Cet éternuement ne fut pas peut-être sans influence pour faire adopter un projet si audacieux. M. Grote, en louant la présence d’esprit de Xénophon, qui tire parti du moindre accident pour frapper son auditoire, exprime l’opinion que le projet de cette héroïque retraite ne pouvait être couru que par un Athénien. « Il fallait, dit-il, un Athénien habitué à la vie de la place publique, instruit dès son enfance dans l’art de persuader