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Il est encore incontestable que, sans compter les largesses des seigneurs et des prélats, les libéralités des rois Jean Ier, Henri III et Jean II ne lui manquèrent pas ; c’est par les soins de Jean Ier qu’il fut marié en premières noces. Lui-même, dans un moment de franchise, avoue que son existence est assurée : » Dieu protège, s’écrie-t-il, le roi et la reine, qui me procurent une vie honorable ! » On aurait tort de croire d’ailleurs que la mendicité bavarde de Villasandino ne rencontra aucune opposition chez ses contemporains. Un troubadour de son temps, le seigneur de Butres, lui adresse à ce sujet cette énergique remontrance : « Souffrez donc avec courage ; Dieu s’offense de tant de plaintes, et ne tient compte que de la patience. » Il est superflu d’ajouter que Villasandino ne pratiqua point ce sage conseil, et que, même après son second mariage avec une dame assez riche, dona Maya, il n’en continua pas moins ses tristes sollicitations.

Nous avons suffisamment démontré que l’indifférence des contemporains de Villasandino n’entre pour rien dans les causes de sa misère. C’est par le désordre qu’il faut l’expliquer, c’est surtout par la passion du jeu. « La seule chose qu’ils peuvent dire de moi, écrit-il, c’est qu’en un temps déjà bien lointain, les échecs, les tablas et les dés m’ont fait, pour mes péchés, bien du mal. » Ainsi s’explique également la déconsidération où tomba Villasandino. On se rappelle à son sujet ce poète provençal, Gaucelin Faidil, qui, ayant perdu toute sa fortune au jeu de dés, descendit jusqu’à échanger le noble caractère du troubadour contre la profession de jongleur. Villasandino a des accès de repentir où il promet solennellement devant Dieu et devant le roi de ne plus jouer. Ces sermens ne furent point tenus, et depuis l’époque où il les prêta, Baena porte à plus de dix mille florins (40,000 tr.) les sommes qu’il perdit.

Le mariage n’apporta guère que du trouble dans la vie déjà si déréglée de Villasandino. La femme belle, riche et spirituelle qu’il avait épousée en secondes noces n’avait point un caractère qui put s’entendre avec le sien. La jalousie vint empoisonner l’existence du malheureux poète. Cet homme, victime de tant de tristes passions, tint cependant le premier rang parmi les troubadours de la cour de Jean II, grâce à sa fécondité, grâce aussi au mauvais goût de son époque. Il fut, en Castille, pour la première moitié du XVe siècle, ce que Juan de Mena fut pour la seconde, c’est-à-dire le poète modèle que tous les autres aspiraient à imiter. Il se plaint amèrement des plagiaires qui de son temps infestaient déjà la littérature. L’admiration qu’il inspirait éclate dans un grand nombre des pièces du Cancionero. Quoique appartenant au groupe des poètes érudits, il devint même vraiment populaire. Dans la polémique de mauvais goût que lui et le chanoine Alphonse de Jahen entamèrent, — comme pourraient le faire dans la presse quotidienne deux écrivains querelleurs de notre temps, — à l’occasion des diatribes de Villasandino contre le cardinal d’Espagne, le chanoine lui reproche que, par suite de ses chansons, le bruit de la disgrâce du cardinal courait les rues et se trouvait dans toutes les bouches. Baena l’appelle « lumière, miroir et monarque de tous les troubadours d’Espagne. » Les louanges de deux critiques autrement autorisés que Baena, D. Einique de Aragon[1] et le marquis de Santillana,

  1. Connu dans toutes les histoires littéraires sous le titre de marquis de Villena, qui avait appartenu à son grand-père. Don Enrique, appelé vulgairement l’Astrologue, ne porta jamais ce titre.