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à leur époque. L’archiprêtre de Hita, ce railleur impitoyable du clergé, écrit des vers ascétiques que le plus austère cénobite n’aurait pas désavoués ; Villasandino, le courtisan dissipé, l’homme sans scrupules et sans dignité, laisse un hymne en l’honneur de la vierge Marie dont il a pu dire « qu’à cause de cet hymne il serait préservé de l’enfer ; » Paez de Ribera enfin, si impétueux et si peu résigné, tourne ses yeux vers le ciel au milieu de son désespoir, et fait une confession poétique, de ses péchés dont l’humilité insolite étonne même ses contemporains.

Les contrastes abondent d’ailleurs dans cette curieuse mêlée des poètes du moyen âge. À côté de ceux qui ne savent que chanter la douleur, il en vient d’autres qui ne voient de la vie que le côté brillant et joyeux. Le Cancionero contient quelques poésies du théologien Fray Diego de Valencia, qui poussa la galanterie jusqu’à la licence. Avant la publication du Cancionero de Baena, on savait uniquement sur Fray Diego qu’il fit, d’après les ordres du connétable Alvar de Lima, une traduction castillane du livre français d’Honoré Bonet, l’Arbre des batailles. On ne connaît aucune particularité de sa vie ; mais on peut étudier, dans l’antithèse monstrueuse qui ressort de ses œuvres poétiques, le caractère d’une époque si féconde en étranges contrastes. Ce détracteur obscène de la courtisane Teresa, ce défenseur d’une autre courtisane connue sous le sobriquet de la Cortabota, si bien instruit des turpitudes du libertinage[1], et amoureux de plusieurs belles[2], n’était point, malgré tout cela, ni un esprit fort ni un moine grossier ; c’était un savant docteur en théologie, admiré pour, la vaste étendue de ses connaissances, et qui a laissé dans ce même Cancionero des traces d’un zèle orthodoxe, ainsi que d’un esprit juste et élevé. Blaena dit de lui que « c’était un grand lettré, un maître éminent dans tous les arts libéraux, comme aussi un grand physicien, astrologue et mécanicien, à tel point qu’il n’y eut de son temps aucun homme aussi profond que lui dans les sciences. » A côté des élans érotiques, il prêche la plus pure morale, et il dit avec beaucoup d’onction que le bonheur « ne dépend que des bonnes mœurs. » Il montre même parfois une dévotion fervente et sincère, et quand il s’élève aux régions théologiques, il sait prendre un ton sévère d’autorité qui révèle le docteur grave et savant. La question de la prescience divine est, selon lui, « non une plaie du cœur, ainsi que l’avait appelée Calavera, mais un abîme de confusion où beaucoup d’hommes périssent entrâînés par leur folle audace. » Quoique partisan dévoué de l’école scolastique, il n’aimait pas les subtilités ; il qualifie de simples, avec une sorte de pitié, les gens qui se plaisent dans le doute, bien différent en cela de la plupart de nos penseurs modernes, qui considèrent la maladie du scepticisme comme un symptôme d’élévation intellectuelle.

Fray Diego cultivait aussi le genre philosophique, qui était alors en vogue.

  1. Il est curieux de remarquer la classification que Fray Diego fait de la profession des courtisanes. Il les divise en mundaria, focaria, andariega, comunal, costumera : nuances dont la complète appréciation échappe à notre corruption moderne. — La Cortabota parait indignée, non de ce qu’en l’appelle courtisane, elle ne s’en défend pas, mais de ce qu’on la qualifie de costumera.
  2. Baena ne cite pas moins de quatre ou cinq femmes dont Fray Diego était très épris (muy enamorado).