Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semaine sainte. Dante fait de Béatrice le symbole de la théologie, et la place avec une dévotion impie près de Dieu et au-dessus des saints. Boccace, dont les œuvres respirent une vie si forte et souvent si sensuelle et si impure, a encore son fantôme d’amour, sa Fiammetta, que, par une coïncidence singulière avec Pétrarque, il rencontre aussi, à ce qu’il paraît, dans une église. À en juger par l’exaltation inaltérable de leurs vers amoureux, on croirait que tous ces poètes sont des modèles de fidélité, et que leur vie s’écoule dans une perpétuelle extase d’amour. Regardez néanmoins de plus près, vous serez saisis d’étonnement : à côté de Béatrice vous trouverez Gemma, l’épouse tracassière de Dante, qui a été comparée à la Xantippe de Socrate ; à côté de Laure et de Fiammetta, vous voyez d’autres femmes qui n’ont rien d’éthéré, et qui ont donné à Pétrarque et à Boccace toute une phalange d’enfans naturels !

En résumé, ce qui domine dans la poésie dont le Cancionero de Baena est un si précieux témoignage, c’est un bizarre contraste entre les inspirations du poète et l’époque où il écrit. Cette horreur des faits réels, cet hymne monotone d’un amour qui ne part pas du cœur, cette philosophie découragée, morale ou théologique, cette absence d’esprit guerrier, de force, de vitalité, tous ces caractères négatifs enfin, qui font aujourd’hui le mauvais côté de cette poésie, en faisaient alors le succès. Nous y voudrions trouver les luttes, l’anarchie, les violences, la rude vigueur des sentimens et des actions, c’est-à-dire précisément tout ce que les poètes érudits prenaient à tâche d’éviter. Ils voulaient avant tout faire de l’art, et l’art s’accordait mal à cette époque avec la réalité. La société, était poussée par un irrésistible instinct vers des sphères inconnues de science et d’analyse. La poésie, comme le remarque avec justesse M. de Pidal, n’y gagnait pas beaucoup ; « ce qui y gagnait assurément, c’était la civilisation. » Éclairé maintenant sur la place qu’occupent les cancioneros dans l’histoire littéraire, nous n’avons plus qu’à les caractériser dans leurs rapports avec l’histoire de la société espagnole ou plutôt de l’Europe entière à la fin du moyen âge.


III

On est d’abord singulièrement frappé de l’étrange diversité que l’on remarque dans la condition hiérarchique des différens auteurs réunis dans les cancioneros. Princes, hommes d’état, guerriers célèbres, nobles du plus haut parage, austères théologiens, se trouvent confondus avec des poètes de métier, des Juifs et des Maures. Le mouvement des esprits qui tendait à briser le joug grossier du moyen âge se propageait de plus en plus. Toutes les classes cultivaient la poésie. Source de protection pour les uns, passe-temps vaniteux pour les autres, vocation sincère pour quelques-uns, la poésie était devenue pour la société entière une mode, presque un besoin. C’était un moyen puissant de civilisation qui tempérait la rudesse des mœurs, et qui, malgré les préjugés nobiliaires de la féodalité, établissait une sorte de confraternité entre des hommes placés sur les degrés les plus opposés de l’échelle sociale. Il ne répugnait pas à tout ce qu’il y avait en Castille au XVe siècle de plus élevé par l’importance ou le prestige des fonctions d’entrer en lutte littéraire