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croit en droit de hausser les épaules sur ce prodigieux aveuglement. Il faudrait cependant partir de ce principe, que l’esprit humain n’est jamais absurde à plaisir, et que toutes les fois que ses œuvres spontanées nous apparaissent comme dénuées de raison, c’est qu’on ne sait pas les comprendre. Quand une race a montré assez de sens pour produire des œuvres comme celles que la Grèce nous a laissées, pour réaliser un plan politique comme celui qui a mené Rome à la domination universelle, ne serait-il pas bien étrange qu’elle fut restée par un autre côté au niveau des peuplades livrées au plus grossier fétichisme ? N’est-il pas bien probable que, si nous nous placions réellement au point de vue où étaient les anciens, cette prétendue extravagance disparaîtrait, et que nous reconnaîtrions que ces fables, comme tous les produits de la nature humaine, ont eu raison en quelque chose ? Le bon sens va tout d’une pièce, et il serait inexplicable que des nations qui, dans la vie civile et politique, dans l’art, la poésie, la philosophie, ont donné la mesure de la nature humaine, n’eussent point dépassé en religion des cultes dont l’absurdité révolte de nos jours la raison d’un enfant.

Ce malentendu, au reste, est de fort vieille date, et ce n’est pas seulement dans les temps modernes que le paganisme a commencé à être l’objet d’un perpétuel contre-sens. Il est évident que de très bonne heure l’antiquité cessa de comprendre sa religion, et que les vieux mythes éclos de l’imagination primitive perdirent toute signification entre ses mains. L’idée de faire de ces fables vénérables un ensemble chronologique, une sorte d’histoire amusante et convenue ne date pas de Boccace ou de Demoustier : Ovide l’a réalisée dans un livre un peu moins mauvais que les Lettres à Emilie. Je ne prétends pas nier ce qu’il peut y avoir de charme dans cette guirlande sans fin de récits spirituels et de piquantes métamorphoses ; mais quel sacrilège au point de vue religieux que cette façon de jouer avec des symboles consacrés par le temps, et où l’homme avait déposé ses premières vues sur le monde divin ! Le dessein de Mascarille, de mettre en madrigaux toute l’histoire romaine, était plus raisonnable que l’entreprise de travestir ces antiques théologoumènes en contes équivoques, qui ressemblent aux mythes primitifs comme de vieilles fleurs en papier, jaunies et enfumées, ressemblent aux fleurs des champs.

Or cette manière de traiter les religions de l’antiquité fut celle de tous les mythographes presque jusqu’à nos jours. La mythologie (ce fut le mot par lequel ou désigna cette compilation de récits grotesques et presque toujours indécens) devint une série de biographies où, sous des rubriques consacrées, on contait la vie peu édifiante de Mercure, les légèretés de Vénus, les scènes de ménage de Jupiter et de Junon. Bien loin que le discrédit dont notre siècle a frappé l’usage convenu de ces fables soit à regretter, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est que tant d’esprits délicats du XVIIe et du XVIIIe siècle n’en aient pas senti la fadeur. Envisagée dans son milieu naturel, dans l’imagination naïve des premiers âges, la mythologie grecque est réellement la plus poétique et la plus éclatante création de l’esprit humain ; envisagée dans la parodie qu’en ont faite les modernes, elle rappelle ces camées antiques qui, dépouillés de leurs anciens honneurs, ont servi durant des siècles de jouets d’enfant ou d’ornement au costume d’un barbare.