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mythes qu’il créait ? est déplacée, car dans le mythe l’intention n’était pas distincte de la chose même. L’homme comprenait le mythe sans rien voir au-delà, comme une chose simple et non comme deux choses. Le langage abstrait que nous sommes forcés d’employer pour expliquer ces fables ne doit pas faire illusion. Nos habitudes analytiques nous obligent à séparer le signe et la chose signifiée ; mais pour l’homme spontané la pensée morale et religieuse se présentait engagée dans le mythe, comme dans son moule naturel.

Qu’il y ait eu dans l’antiquité des allégories proprement dites, des personnifications d’êtres moraux, tels que la Fortune, Hygie, la Victoire, la Pudeur, le Sommeil, etc. ; qu’il y ait eu des mythes inventés ou du moins développés avec réflexion, tels que celui de Psyché, — c’est ce qui est absolument incontestable. Toutefois, ce qui ne l’est pas moins, c’est la ligne profonde de démarcation qui existe entre ces allégories claires, simples, spirituelles, et les énigmes antiques, vraies œuvres de sphinx, où l’idée et le symbole sont entièrement inséparables. M. Creuzer a fort bien vu que le sens des symboles antiques se perdit de liés bonne heure, qu’Homère est déjà un fort mauvais théologien, que ses dieux ne sont plus que des personnages poétiques, au niveau des hommes, menant une noble et joyeuse vie, partagée entre le plaisir et l’action, comme les chefs des tribus helléniques ; que les mythes les plus respectables deviennent entre ses mains de piquantes histoires, de jolis thèmes de récits empreints d’une couleur tout humaine. Était-il néanmoins en droit d’en conclure qu’avant l’âge de l’épopée, il y eut un grand âge théologique, durant lequel la Grèce faillit devenir un pays sacerdotal, avec une religion profonde, des symboles vénérés, des institutions hiérarchiques et un fonds de monothéisme venu de l’Orient ? Nous ne le pensons pas, que l’on dise, tant qu’on voudra, que la période hellénique fut une décadence religieuse, un triomphe du héros et du poète sur le prêtre, d’une religion populaire, claire, facile, mais vide de sens, laïque en un mot, sur les arcanes sacerdotaux : il ne suit pas de là que les Pélasges aient eu une théologie arrêtée, une symbolique savante, un sacerdoce organisé. Ce serait d’ailleurs une exagération aussi contraire à la vérité de l’histoire qu’à la saine notion de la nature humaine de prétendre que la religion hellénique fut complètement dépourvue d’organisation sacerdotale et dogmatique. Les oracles, celui de Delphes surtout, étaient comme une révélation permanente et respectée même de la politique qui s’en servait. Qu’est-ce que la Théogonie d’Hésiode, ci ce n’est un premier rudiment de théologie nationale, un essai pour organiser la cité des dieux et leur histoire, comme les tribus et les cités de la Grèce tendaient d’elles-mêmes à s’organiser en un corps de nation[1] ? Le nom d’Orphée servit, on n’en peut douter, à couvrir une tentative du même genre. Les mystères concentrèrent plus tard dans leur sein les élémens de la vie religieuse la plus développée. Il faut avouer néanmoins que la destinée de la Grèce ne l’appelait pas à être un pays hiératique. Toutes les grandes révolutions de la Grèce, les conquêtes successives des Hellènes, des Héraclides, des Doriens, sont autant de triomphes de l’esprit laïque, autant de soulèvemens de l’énergie populaire contre une forme sacerdotale imposée.

  1. Voir la belle dissertation de M. Guigniaut sur la Théogonie d’Hésiode. Paris, 1835.