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peine ; les phénomènes physiques ne forment plus le canevas des mythes divins ; l’humanité prend définitivement le dessus.

Doué d’une admirable intuition historique, d’un esprit juste et fin, Ottfried Müller avait tracé la voie pour une véritable mythologie scientifique, et l’on peut croire que, sans le déplorable accident qui l’enleva si jeune à la science[1] il eût corrigé ce qu’il y avait dans sa première manière d’un peu trop arrêté. Telle est la fluidité et l’inconséquence des mythes antiques, qu’aucun système exclusif n’y est applicable, et qu’on ne peut se permettre une affirmation en matière si délicate, qu’à condition de la faire suivre de restrictions sans nombre, qui retirent à peu près tout ce qu’on avait affirmé d’abord, que l’on dise, par exemple : — Apollon est un dieu dorien. Apollon n’offre d’abord aucun caractère solaire, — rien de mieux, si l’on ne prétend énoncer par là qu’un à-peu-près, un trait général. Autrement, M. Creuzer vous montrera que l’identité d’Hélios et d’Apollon, pour n’être pas d’abord aussi apparente qu’elle le fut plus tard, n’en existait pas moins dans le fond des idées grecques, et que les flèches de l’archer divin ne sont que les rayons de l’astre qui darde la vie et la mort. Hélas ! le malheureux Ottfried devait en ressentir la fatale influence. « L’infortuné, écrivait M. Welcker au traducteur de la Symbolique, il avait toujours méconnu la divinité solaire d’Apollon ; fallait-il que le dieu se vengeât en lui faisant sentir, des ruines mêmes de son temple, combien ses traits sont encore redoutables pour qui ose les braver ! »

M. Preller, à bien des égards, peut être considéré comme le continuateur de la méthode d’Ottfried Müller. — A ses yeux aussi l’élément mystique de la religion grecque appartient aux Thraces et aux Pélasges. L’idée fondamentale du culte pélasgique était l’adoration de la nature envisagée comme vivante et divine, de la terre surtout et des divinités terrestres. En opposition avec le naturalisme des Pélasges, M. Preller place l’anthropomorphisme des Hellènes, représenté par Homère et l’âge épique, où se fonda d’une manière définitive la mythologie nationale et populaire ; mais, quand le torrent de cette époque guerrière se fut écoulé, au siècle de Solon et de Pisistrate, il y eut comme une réaction en faveur des anciens cultes, qui s’exprima par deux formes, l’orphisme et les mystères, toutes deux assez modernes, toutes deux mêlées de quelque charlatanisme, toutes deux relevées plus tard avec empressement par les néoplatoniciens. — La distinction des époques est ainsi la base des études de M. Preller ; les dieux ont leur chronologie comme leur nationalité. En général, l’antiquité se fatiguait vite de ses symboles ; un culte n’en avait guère pour plus de cent ans ; la mode, alors comme de nos jours, était pour beaucoup dans la dévotion. La Grèce, à cet égard, se donnait pleine carrière, et bien souvent traitait ses dieux non selon leurs mérites et leur ancienneté, mais selon leur jeunesse et leur bonne grâce. Le moindre dieu venant de l’étranger était sûr d’obtenir bientôt plus de vogue que ceux qui avaient pour eux la plus longue possession. C’est ainsi que les cabires, nains difformes de Samothrace, furent relégués à leurs forges et à leurs soufflets. Presque toutes les divinités pélasgiques éprouvèrent des affronts de cette

  1. Il mourut à Athènes en 1840, des suites d’un coup de soleil qu’il avait reçu en visitant les ruines de Delphes.