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que nous fussions aussi résignés que nos ancêtres, que nous eussions confiance au triomphe invincible du bien, que notre jugement corrigeât les erreurs de notre cœur en nous montrant les barrières, les limites infranchissables à tout autre pouvoir que le temps. Cette force de sentiment ne devrait agir qu’à l’intérieur, ne s’adresser qu’à l’âme même, n’altérer que les vices intimes, et n’opérer d’autres révolutions que des révolutions morales. C’est sur l’opinion publique qu’elle devrait se borner à agir pour la changer lentement et la métamorphoser, au lieu de s’attaquer, comme elle l’a tant fait de nos jours, aux choses extérieures, aux institutions politiques, aux lois et aux formules des lois. Ces institutions extérieures sont renversées, et le mal est toujours le même, car rien n’a été changé dans les dispositions morales des esprits ; quelques institutions matérielles, qui n’avaient pas leur vie en elles-mêmes et dont l’existence dépendait précisément de cette opinion publique qu’il fallait transformer, ont été seules abattues. Si la patience venait modérer cette vivacité de sentiment, quels résultats cependant ne pourrait-on pas obtenir ? La persistance de cette force instinctive, qui survit à toutes les perturbations, qui résiste à tous les raisonnemens, montre assez ce qu’elle gagnerait à se placer sous la fortifiante autorité d’une règle. Aujourd’hui même, privée de ce salutaire appui, c’est le roseau qui courbe sa tête et la relève sous l’influence des vents contraires, mais qui ne peut être déraciné.

Nous faisions toutes ces réflexions en lisant le livre de mistress Gaskell intitulé Mary Barton, où cette force du sentiment éclate et jaillit de toutes parts, et nous n’avons pu nous défendre d’un sentiment de tristesse en pensant que cette vertu, la patience, que nous réclamions pour notre siècle, sans laquelle toutes nos qualités ne peuvent plus être que des instrumens de destruction, l’heureuse Angleterre la possédait en même temps que cette force de sentiment propre à tous les peuples modernes. Mary Barton est un livre rempli de faits navrans, de détails repoussans, un livre plein de reproches et d’avertissemens à l’adresse de la société pour laquelle il a été écrit. Mistress Gaskell y raconte, sans mêler à son récit aucune déclamation, aucun système de sa façon, la détresse du pauvre, les horreurs de la prostitution, les épidémies engendrées par le travail des manufactures et les habitudes de la misère, la sourde colère des prolétaires, l’indifférence des heureux du monde. On ne sort d’un atelier asphyxiant, rempli de poussière de coton, que pour entrer dans une cave humide, séjour du typhus et de la fièvre. On frissonne auprès du foyer sans feu, on voit se dégarnir peu à peu la modeste chambre de l’ouvrier de tout son ameublement, et le petit luxe du ménage, les porcelaines chéries,