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supputer de combien de coups de verges se composait une fessée. Personne ne pouvant résoudre le problème, je m’offris pour en avoir le cœur net à la première occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Pendant les préparatifs de l’exécution, je criais et je pleurais à l’ordinaire ; mais au premier coup de verges je me tus, reconnaissant qu’il était impossible de crier et de compter en même temps. Un peu surpris de mon silence, M. Arnauld me regarda en face pour voir ce que j’avais, et, ne me trouvant rien d’extraordinaire, il me donna un second coup plus fort que le premier. Je ne dis mot pas plus que la première fois, comptant mentalement, tout préoccupé de mon addition et de ne pas laisser voir ce que je faisais. Mon maître, encore plus surpris, frappe de toute sa force sans pouvoir me faire oublier mon occupation, mais pourtant je ne pus m’empêcher de crier, et très haut : trois ! – Ah ! petit drôle, tu comptes ? dit M. Arnauld. Eh bien ! compte, compte, compte ! et les coups se succédèrent si rapidement, que je crains fort de m’être embrouillé dans mon calcul. »

Le fouet avait une place considérable dans toutes les éducations de ce temps, et Jacques Fontaine aurait été sans doute bien embarrassé pour donner le chiffre exact des corrections qui lui furent infligées. Jamais Spartiate ne reçut plus galamment les étrivières devant la statue de Diane Orthie. Il avait un camarade, un copin, comme nous disions au collège, avec lequel il partageait tout. Il voulut partager avec lui jusqu’au fouet. Lorsqu’un des deux amis avait mérité une correction, l’autre aussitôt, de propos délibéré, commettait quelque faute pour s’associer au châtiment, si bien que le maître, averti bientôt de ce dévouement si contraire à la discipline, fut obligé de transiger avec Nisus et Euryale, et de tenir un registre spécial où il marquait leurs mauvais points, pour ne les fouetter qu’ensemble, et lorsque leurs comptes respectifs se balançaient à peu près exactement.

Malgré l’excellence de cette vieille méthode selon laquelle furent élevés nos pères, Jacques Fontaine demeura longtemps un fort mauvais écolier. Il ne fit de progrès dans ses études qu’assez tard et lorsqu’il fut confié aux soins d’un professeur fort avancé pour son temps. Celui-ci, piquant avec adresse l’amour-propre de cet enfant opiniâtre et audacieux, en fit un bon humaniste et lui apprit plus de latin qu’il ne lui en fallait pour argumenter sur la théologie contre tout venant.

Au moment où Jacques Fontaine se disposait à embrasser le ministère évangélique, une crise décisive allait éclater. Depuis assez longtemps déjà, le protestantisme n’était plus que toléré dans le royaume, si l’on peut appeler tolérance le régime d’exception qui pesait sur les religionnaires. Louis XIV voyait en eux, non-seulement des hérétiques