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plusieurs heures à portée de la voix de ce bâtiment, dont le capitaine pouvait avoir envie de les visiter. Les douze protestans étaient couchés au fond de la barque, cachés sous des voiles et des filets de pêche. La nuit et le vent les favorisèrent, et ils purent gagner le vaisseau anglais.

À peine débarqué sur le sol britannique, Fontaine entra chez un boulanger pour acheter du pain. Frappé du bon marché, il emploie aussitôt le peu d’argent qu’il avait apporté à faire une spéculation sur les farines, charge un bâtiment, fait vendre ses farines en France, et malgré les droits de commission et les tours de bâton de ses associés, il réalise un très honnête bénéfice. C’était un assez brillant début pour un pauvre ecclésiastique.

Si Fontaine avait l’instinct du commerce, il croyait, que tout n’est pas matière à spéculations, et que l’argent n’est pas le bien le plus désirable en ce monde. Parmi les neuf compagnes de son aventureuse évasion, il y avait une demoiselle Boursiquot qu’il voyait d’un œil fort doux ; sous les voiles et les filets où ils avaient passé de longues heures, l’amour leur avait tenu compagnie, et ils avaient échangé une promesse de mariage écrite, engagement autorisé par les lois de ce temps. Cette demoiselle, fort jolie à ce qu’il parait, attira tout d’abord l’attention d’un Anglais très riche, qui voulut l’épouser. Mlle Boursiquot ne savait pas un mot d’anglais, l’Anglais pas un mot de français ; il s’adressa bravement en latin à Fontaine, et le pria de faire la proposition à Mlle Boursiquot, offrant à son interprète une sœur à lui avec une belle dot en dédommagement. Les deux émigrés soutinrent noblement cette épreuve, envoyèrent promener l’Anglais et sa sœur, et se marièrent riches d’amour, mais sans un sou vaillant.

Peu de temps après, nouvelle tentation du malin. Le mariage romanesque de ces deux jeunes gens avait fait une certaine sensation et leur avait procuré des protecteurs. On offrit à Fontaine une prébende de trente livres sterling par an, situation assez bonne alors, même pour tout autre qu’un émigré ; mais, pour l’obtenir, il fallait confesser le symbole de l’église d’Angleterre, et Fontaine fut pris de scrupules. « Je ne trouvais rien à redire à la liturgie de cette église, dit-il : je l’avais étudiée à fond, et j’adoptais de grand cœur les trente-neuf articles ; mais le gouvernement de l’église et le point capital de l’épiscopat me parurent avoir un peu trop de ressemblance avec le papisme. De plus, j’appris que l’église anglicane persécutait cruellement ses frères calvinistes à cause de cette question de l’épiscopat. On me dit encore que tous les pauvres gens qui, peu de jours avant notre arrivée, avaient été exécutés à cause de la rébellion du duc de Monmouth (et dont les têtes et les membres, exposés aux portes des villes et des carrefours, donnaient le spectacle d’étaux de boucher)