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de mon devoir de prier pour vous ; mais votre grâce a oublié sa promesse, car elle ne m’a pas défendu, et il a bien fallu que j’en prisse le soin moi-même. » Un corsaire français avait débarqué auprès des pêcheries et avait voulu piller la maison de Fontaine : il avait trouvé à qui parler. Le brave ministre n’avait que deux ou trois domestiques en état de combattre ; mais sa maison était un arsenal. Mme Fontaine et les enfans chargeaient les fusils, et le saint homme canardait vigoureusement les corsaires, qui, désespérant d’en venir à bout, furent obligés de lever le siège après huit heures de combat. Ils laissaient trois morts sur la place et emportaient bon nombre de blessés. Pendant cette bataille, deux cents paysans irlandais, rassemblés en amateurs sur les falaises voisines, regardaient tranquillement les prouesses de leur pasteur et jugeaient les coups.

Ce siège si galamment soutenu fit grand bruit en Irlande et attira les faveurs du gouvernement sur l’émigré français qui payait de son sang sa dette d’hospitalité. Le duc d’Ormond adopta les idées de Fontaine et fit bâtir un fort auprès de ses pêcheries ; mais ces précautions ne firent qu’irriter les corsaires. Bien servis par leurs espions irlandais catholiques, ils surprirent la petite garnison et s’emparèrent du fort sans coup férir. La maison du pasteur se défendit mieux, mais comment résister au nombre ? Après avoir épuisé ses munitions, grièvement blessé et entouré de flammes, Fontaine capitula avec les pirates et ouvrit ses portes. Ils le traitèrent fort mal, et il put dire avec Cicéron : Beneficium latronis non occidere. Durement rançonné, pillé et incendié, Fontaine déjà vieux parait avoir renoncé dès lors aux aventures. Il termine ses Mémoires domicilié à Dublin, où il subsistait d’une pension du gouvernement, Ses fils étaient établis. Un d’eux, qui avait servi comme officier dans l’armée de milord Peterborough, en Catalogne, alla s’établir en Amérique, emportant une copie des Mémoires dont nous venons de rendre compte. C’est celle qui vient d’être publiée à New-York, traduite, je crois, par une des petites-nièces de l’auteur.

Le reste du volume contient le journal assez insignifiant du fils de Fontaine qui passa en Amérique, et quelques lettres de différens membres de sa famille qui paraissent avoir oublié assez vite leur origine française. On remarque une lettre d’un colonel William Fontaine, de l’armée de Washington, qui vient de voir les troupes de lord Cornwallis, prisonnières de guerre, défiler devant les milices américaines et leurs auxiliaires français. « Croyez, dit-il à son correspondant, que ces derniers ne ressemblent pas du tout à ces mangeurs de grenouilles et de mauvais légumes dont on nous apprenait à nous moquer. Je n’ai jamais vu de plus belles troupes. »


PROSPER MÉRIMÉE.