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points, d’abord sur l’impossibilité de maintenir la domination turque, parce que la race musulmane est en déclin depuis trois siècles, depuis qu’elle a cessé de conquérir, tandis que la race grecque, malgré les oppressions dont elle a souffert, s’est maintenue, s’est relevée et est plus vivace que jamais. Elles font l’apologie de la religion et de la nationalité grecques, et elles sont malheureusement aussi en grande partie d’accord sur un autre point, — l’incrimination de la politique européenne. L’une d’elles même accuse l’Europe de se mettre avec les Turcs en 1853, comme elle les laissait en 1453 prendre possession de Constantinople, — par haine du schisme grec ou de l’église orthodoxe, puisque ainsi se nomme L’église grecque. Il va sans doute beaucoup de vrai dans les peintures qu’on fait des misères de la domination turque, de la stérilité qu’elle produit partout où elle s’établit ; c’est un spectacle criant que celui d’une population de douze millions de chrétiens courbée sous le joug de deux ou trois millions de musulmans. Il n’en est pas moins vrai, d’un autre côté, que la race grecque a donné le plus rare exemple de vitalité en entretenant dans l’oppression le dépôt de ses croyances religieuses et de sa nationalité, et qu’elle forme aujourd’hui la portion la plus intelligente, la plus active, la plus industrieuse de la population des états du sultan, mais au bout de tout cela, le difficile est toujours d’arriver à un résultat pratique.

Pense-t-on qu’il soit très aisé de créer un empire grec ou une confédération de royaumes grecs en couronnant l’œuvre par l’institution de Constantinople comme ville, libre, ainsi qu’on le propose ? Le plus clair, c’est que l’empire ottoman n’existerait plus, et qu’on aurait frayé un peu plus vite la mute à la Russie, sans que les chrétiens orientaux tussent beaucoup plus libres. Non, ce n’est point par un goût prononcé pour le fanatisme musulman que l’Europe soutient l’empire turc actuel ; c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement pour sa propre sécurité, et qu’en le soutenant, elle acquiert le droit de le contraindre à faire la part de la civilisation, à améliorer la condition des peuples qui lui sont soumis, à laisser pénétrer l’esprit moderne dans ses institutions, dans ses mœurs, dans sa politique. Ce n’est là, dira-t-on, pour la domination ottomane qu’une autre manière de mourir. Cela est bien possible ; mais dans tous les cas, ce ne serait pas aux populations grecques de s’en plaindre, puisque alors elles seraient arrivées lentement, progressivement à la possession de la vie publique et civile, et l’Europe se trouverait avoir mieux servi leurs intérêts qu’on ne le lui demande par d’autres moyens. Quant à la proposition merveilleuse faite à toutes les communions chrétiennes de détruire immédiatement La suprématie turque pour aller se réconcilier et s’embrasser au saint-sépulcre, soit ; mais à une condition, c’est que nous n’y serons pas conduits par la Russie, régnant auprès de cent millions d’hommes, et désormais en mesure de dicter impérieusement ses volontés à l’Occident. Quoi qu’il en soit, ce mouvement d’idées et d’aspirations développé chez les populations qui forment l’empire ottoman n’en est pas moins aujourd’hui un des élémens principaux de la question d’Orient ; la crise actuelle ne l’a point créé, elle n’a fait que l’exciter en lui offrant un nouvel aliment ; elle le laisse survivant encore après elle, comme elle laisse l’Europe lassée de cette série de complications, et mieux instruite aussi sans doute, mieux éclairée sur ses intérêts pour l’avenir.