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comme j’étais venu[1]. » Quel lecteur, en lisant ce récit artificieux, ne serait tenté de croire que Mme d’Épinay, étant coupable, n’ose pas s’expliquer avec Rousseau ? Qui ne prendrait son silence pour l’embarras que laisse une faute ? Qui surtout ne prendrait ses pleurs pour un aveu ? Quant à ceux de Rousseau, c’est pure émotion et faiblisse de cœur ; ils ne témoignent pas contre lui. Voyons maintenant le récit de Mme d’Épinay : « Rousseau est arrivé l’après-dîner ; nous étions tous à la promenade. Voyant qu’il ne pouvait me parler, il me demanda à me dire un mot. Je restai à quelque distance de la compagnie. Je ne veux point, lui dis-je, par égard pour vous, faire de ceci une scène publique, à moins que vous ne m’y forciez. Remettons notre conversation après la promenade, supposé que vous soyez venu avec les dispositions dans lesquelles je puis me permettre de vous entendre. Sinon, je n’ai rien à vous dire ; vous pouvez repartir… Lorsque nous fûmes rentrés, j’allai dans mon appartement et je dis à Rousseau de me suivre. — Quittez, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls, cet air froid et imposant avec lequel vous m’avez reçu ; il me glace : en vérité, c’est me battre à terre. — N’êtes-vous pas trop heureux, lui dis-je, que je veuille bien vous recevoir et vous entendre après un procédé aussi indigne qu’absurde ? — Je ne saurais vous rendre le détail de cette explication : il s’est jeté à mes genoux avec toutes les marques du plus violent désespoir ; il n’a pas hésité à convenir de ses torts ; sa vie, m’a-t-il juré, ne suffira pas à son gré pour les réparer[2]… Le résultat de notre conversation a été de lui promettre d’oublier les torts qu’il venait d’avoir avec moi, si je le voyais à l’avenir s’en souvenir assez pour ne plus faire injure, à tous ses amis[3]. »

Je crois que, dans ce récit fait à Grimm, Mme d’Épinay a cherché à se montrer plus fière et plus majestueuse que ne le lui ont permis sa bonté et l’idée surtout qu’elle avait que Rousseau était un malade encore plus qu’un méchant ; mais je ne doute pas du fond du récit ; je ne doute pas des pleurs de Rousseau et de ses aveux. « J’oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, dit Rousseau en unissant le récit de son explication avec Mme d’Épinay,

  1. Confessions, livre IXe.
  2. Se recueille ici un morceau de vérité que je retrouve dans le récit des Confessions et qui se rapporta à la phrase de Mme d’Épinay : « Nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes ou de linéiques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que, s’ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice. »
  3. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, 92, 93.