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un parfait country gentleman. C’était une tradition de famille. Il ne semblait relever cette vie rustique que par le goût de l’esprit et des lettres. Pope, Gay, Arbuthnot, le venaient voir à Dawley, et au printemps de 1726 le docteur Swift, qui avait passé douze ans sans remettre le pied en Angleterre, reparut au milieu des débris de cette Société des Frères qu’il avait tant aimée. Sa réputation s’était encore augmentée en Irlande, grâce à l’heureuse part qu’il avait prise aux débats de la politique locale. Rien n’y était plus populaire que les Lettres d’un Drapier. Par ce pamphlet excellent, il avait à tort ou à raison délivré le pays d’une monnaie de billon qu’un spéculateur avait obtenu le singulier privilège de mettre en circulation. En Angleterre, Swift se montra fidèle à ses vieilles amitiés ; mais l’expérience l’avait rendu circonspect, il se mêla peu des affaires publiques. Il fut partout accueilli avec une curiosité bienveillante. La princesse de Galles était une femme distinguée, qui correspondait avec Leibnitz et témoignait pour les lettres un goût légèrement pédantesque. Elle voulut voir Swift et lui promit ses bontés. Sa première dame du palais, Henriette Howard, qui préludait pour le moins au rôle plus important qu’elle devait jouer auprès du prince sous le titre de comtesse de Suffolk, devint l’intermédiaire entre sa maîtresse et Swift, qui entra avec elle en correspondance régulière, et même elle intercepta pour son compte les hommages de la coterie littéraire que dirigeait la politique de Bolingbroke. Le prudent doyen n’en rechercha pas moins les bonnes grâces de Walpole, qui le reçut à Chelsea, lui donna à dîner, le laissa parler sur les affaires d’Irlande et ne l’écouta guère. Cependant Swift trouva son voyage très agréable. La conversation était pour lui un plaisir passionné. Il se partageait entre Twickenham avec Pope et Dawley avec Bolingbroke, et se pressait médiocrement d’aller rejoindre Stella, quoiqu’elle fût tombée malade et commençât un état de langueur qui ne devait finir qu’avec sa vie (1728). Enfin il repartit pour l’Irlande au mois d’août, laissant à son imprimeur un manuscrit fort secret, et deux mois après Gay lui écrivait : « Il y a environ dix jours qu’il a paru un livre, les voyages d’un certain Gulliver, et ce livre a été depuis lors l’unique conversation de toute la ville. » - « Ouvrage merveilleux, écrit de son côté Pope, qui est à présent publica trita manu, et je prophétise qu’il sera un jour l’admiration du monde. » A partir de ce moment, toutes les correspondances de Swift sont remplies d’allusions à ce Gulliver que Swift n’avouait pas, et, nous permettra-t-on de le dire ? si les lecteurs de ces pages rouvraient en ce moment ce livre célèbre, ils regretteraient moins peut-être, en trouvant qu’ils en ont la clé, le temps qu’ils ont pu perdre à nous lire. On devine quel dut être à Londres le succès d’une composition si originale par