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Ce voyage eut en effet sur lui une grande influence ; mais peut-être doit-on regretter qu’il ait autant connu Bolingbroke. Peut-être l’exemple d’un homme si considérable, d’un homme d’état et de tribune qu’il comparait aux orateurs de l’antiquité, dut-il ajouter à l’audace de cette verve anti-chrétienne qu’il crut autorisée par l’opinion de l’Angleterre. Il prit à tort Bolingbroke pour un modèle destiné à faire école, et il s’enhardit par son exemple. Lui-même, à son tour, quel effet produisit-il sur les Anglais ? Il faut convenir qu’on n’en sait rien. On ne rencontre dans leurs écrits de ce temps-là que de bien faibles traces du passage de Voltaire. Il resta chez eux plus de deux ans ; il chercha beaucoup à voir, à entendre ; il travailla beaucoup. Depuis lors, dans les sciences, dans la philosophie, dans la politique et même quelquefois dans l’art du théâtre, il s’est donné pour le disciple des Anglais. Ayant appris d’eux les noms de Newton, de Locke, de Shakspeare, il revint les révéler à la France. Ses Lettres sur les Anglais, son ouvrage le plus neuf peut-être et où se rencontrent presque toutes ses idées encore dans leur première fleur, firent pour un demi-siècle l’éducation de la société de Paris. Il écrivit deux essais en anglais, l’un sur la poésie épique, l’autre sur les guerres civiles de France. Il adressa celui-ci à Swift, en lui disant qu’il rougissait de ses ouvrages quand il lisait les Miscellanées de Martinus Scriblerus. Déjà il était assez lié avec lui pour le recommander à Versailles. Swift avait projeté un voyage en France qu’il ne fit jamais, et Voltaire, écrivait à notre ministre des affaires étrangères de lui donner à dîner avec le président Hénault lui échange, il priait Swift de faire souscrire en Irlande à sa Henriade, dont il publiait à Londres la première édition complète, et qu’il dédiait en anglais à la reine, femme de George II (1727).

Cependant on ignore à peu près quelle fut sa vie en Angleterre. Ces deux années sont une lacune dans son histoire. Les mémoires et les correspondances le nomment à peine, la sienne même est presque muette. C’est un point de sa biographie ou plutôt un épisode de l’histoire de la littérature qui mériterait des recherches, et nous indiquons ce sujet aux curieux des choses de l’esprit. Le récit du voyage de Voltaire conduirait bien près du voyage de Montesquieu. L’observateur des gouvernemens vint à Londres, je crois, en 1729, amené de La Haye par lord Chesterfield ; mais de qui fut-il vu en Angleterre ? Qui se doutait dans le gouvernement que ce grand modèle politique posât devant son peintre ? Quant à Montesquieu, ce qu’il vit, le voici : « A Londres, liberté et égalité ! » On lit cela dans ses notes de voyage. Liberté, égalité, cent ans avant 1830, Montesquieu écrivait ces mots ! Que le mal a déjà des racines profondes !

Voltaire et Montesquieu ont pu voir de leurs yeux marcher régulièrement