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paysage avait changé d’aspect. La nature ressemblait à ces cadavres récemment abandonnés à la mort, dont les formes ne se trahissent plus que sous les plis du suaire : un même linceul recouvrait montagnes et vallées. Les voiles gris du ciel s’abaissaient sur ce drap mortuaire et nous enserraient dans une région de monotone horreur. Soudain je vis, avec une surprise dont je garde encore l’impression, quelques hommes du détachement que je commandais pencher leurs têtes sur leurs poitrines. Je leur parlai. Les mots tremblaient sur leurs lèvres, et le délire mettait ses clartés agonisantes dans leurs yeux. Je fus quelque temps avant de comprendre que c’étaient des gens qui allaient peut-être mourir. La plupart des catastrophes humaines sont des apparitions qui, au moment même où elles se montrent, nous trouvent incrédules. « Mon lieutenant, me dit en son langage un soldat qui me semblait particulièrement frappé, je suis empoigné par la froid. » Ce mot me fut répété par plusieurs bouches. Le froid était comme ce roi des aulnes que chante la ballade, un ennemi occulte, un invisible démon qui tirait à lui l’âme de ces malheureux.

Eh bien ! j’en demande pardon à Dieu, car c’était, je le crains, un mouvement d’orgueil, ce spectacle douloureux me donna presque un élan de joie. Je pensai que notre armée d’Afrique était heureuse des épreuves de toute sorte qu’elle est appelée à subir. Aujourd’hui c’est le soleil, demain c’est la neige qui luttent contre elle. Il faut qu’elle triomphe à la fois d’une race énergique et d’une nature passionnée, violente, qui semble avoir pris à tâche de secouer la domination des hommes. Je sais certainement, on nous l’a répété assez, que nous ne tombons pas sous les coups de la mort comme nos devanciers de la république et de l’empire : le soir, un seul de mes compagnons avait expiré sur la route, et nul de nous ne croyait avoir fait la campagne de Moscou ; mais on nous apprend que le denier du pauvre a sa place dans les coffres-forts de Dieu ; quelques soufflances obscures avaient fait tomber une obole dans le trésor de la patrie.

J’étais parti de Blidah avant le lever du soleil. La nuit régnait depuis longtemps quand j’arrivai à Médéah. Des troupes nombreuses faisaient de cette petite ville une véritable place de guerre : toutes les maisons regorgeaient de soldats. Je me couchai sur le plancher d’une salle d’auberge, devant un foyer où un grand chien allongeait vers des cendres brûlantes sa tête assoupie, et je m’endormis d’un de ces sommeils qui sont des trêves entre nous et les épreuves de cette vie.

Le lendemain, j’eus besoin de tout mon courage, car je pressentis un événement dont je ne pouvais pas avoir l’héroïsme de me réjouir : Lagouath allait être prise sans nous. Fidèle aux ordres qu’il avait reçus du gouverneur, le général Pélissier avait opéré sa jonction