Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la moitié de leurs frères a disparu, où leurs foyers se sont écroulés, où la place manquera peut-être pour leurs os : ils appartiennent déjà au monde où nous devons tous entrer. Là, comme dans ces étranges régions où Goethe a promené son Faust, les vivans se mêlent aux morts. À travers ces ombres apparaissent, dans leur gaîté inaltérable et dans leur perpétuelle activité, toutes les variétés du soldat français. Chasseurs, zouaves, voltigeurs, grenadiers, se coudoient, se reconnaissent, s’interpellent. Nous apercevons un endroit surtout où la foule des uniformes est pressée : c’est l’espace étroit où s’élève la demeure naguère habitée par les anciens chefs de Lagouath ; cette demeure est devenue un hôpital.

C’est une de ces maisons arabes dont on retrouve le modèle sur presque tous les points de l’Afrique. Autour d’une cour claustrale s’étendent de longues galeries d’où l’on pénètre dans des chambres étroites et sombres. Ces chambres sont encombrées de blessés. On s’avance avec précaution à travers des salles pleines d’ombre où l’on sent que la douleur réside ; on craint de heurter un membre saignant, de frôler la plaie d’un amputé. Côte à côte gisent des hommes dont les traits expriment tous la souffrance, mais une souffrance qui se révèle, chez chacun, par différentes expressions d’énergie. Quelques têtes jeunes appartiennent à la région de l’idéal : çà et là une bouche, un front, un regard, expriment les tristesses immortelles, les hautes et mystérieuses mélancolies. Nombre de visages portent l’empreinte d’une réalité qui en ce moment et en ce lieu a aussi son côté touchant. Ainsi un vieux zouave aspire encore d’une bouche mourante les dernières bouffées d’une pipe que serrent ses dents crispées. Cette pipe courte, usée, noircie, qui a quelque chose de guerrier et de populaire, qui fait songer du cabaret et du camp, de la bouteille et du tambour, me cause un genre singulier d’émotion. Près de ce fumeur agonisant, un tirailleur-indigène montre des dents blanches qui rappellent les dents de la panthère, et nous regarde avec des yeux où l’on sent le silencieux courage de la bête mortellement frappée. Du reste, on comprend que l’on est bien au milieu de : soldats : point de cris, point de soupirs. La mort commencera son appel quand elle voudra dans ce lugubre dortoir ; tous lui répondront avec le même calme. Aussi cette ambulance ne m’a-t-elle pas inspiré les pensées qu’une gémissante philosophie exprime souvent à proposées champs de bataille. Je n’ai vu là qu’un grand spectacle après tout, celui d’âmes fort tranquillement assises sur les débris de leurs corps.

Je devais voir un spectacle encore plus grand. En sortant de cet hospice improvisé, je montai sur une terrasse qui conduisait à des chambres où pénétrait un peu de l’air et de la lumière du désert. Une de ces chambres était occupée par le général Bouscaren. C’était,