Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fusillade, et j’arrivai à temps pour jouir d’un admirable spectacle. Nos ennemis abandonnaient les montagnes qu’escaladait notre infanterie. Un bataillon du 2ème zouaves, commandé par le colonel Vinoy, avait enlevé la plus haute des cimes qui entouraient notre camp. Le colonel La Tour du Pin avait suivi ces intrépides fantassins dans cette ascension guerrière. La résistance vaincue sur les montagnes se réfugiait dans les ravins. À l’entrée du camp s’ouvrait une vallée profonde où retentissaient des coups de feu que multipliaient à l’infini des échos d’une prodigieuse sonorité. Une fumée épaisse flottait dans cette vallée, laissant voir nos soldats aux prises avec des tirailleurs abrités par des arbres et des pierres, cette sorte de gouffre, rempli de fracas et d’obscurité, où se passaient les péripéties d’un combat, offrait un aspect d’un farouche attrait. Tout à coup j’aperçus le gouverneur, qui, accompagné d’un seul officier, mon ami Fernand de Lagny, entrait dans cette gorge bruyante. Un temps de galop me porte auprès de lui, et me voici engagé sur ses traces dans des chemins où ma pensée avait devancé mes pas.

J’ai vu dans nos guerres civiles de longues rues au pavé désert qu’éclairait un soleil sinistre. Le souvenir de ces voies parisiennes m’est revenu au moment où je pénétrais dans le ravin kabyle, et j’ai remercié Dieu d’avoir conduit ma vie dans des routes si dissemblables, où cependant j’ai senti passer les mêmes souffles. À l’entrée de la vallée était couché un spahi qui venait d’être traversé par une balle. Son corps avait, sous les plis du bernous rouge, une de ces attitudes dont Géricault a dérobé à la mort elle-même la formidable grandeur. Près de ce spectacle, qui avait quelque chose d’héroïque, une image d’une nature plus simplement, plus doucement triste s’offrit à nos yeux. On asseyait sur un cacollet un chasseur à pied qui venait d’être frappé mortellement par une balle. Ce blessé était un de ces jeunes soldats qui paient avec probité leur dette à la patrie, qui vont au feu comme les camarades, suivant une touchante expression des camps. Il mourait honnêtement sans faire entendre une plainte ; il avait enfoncé son képi sur ses yeux pour empêcher peut-être qu’on ne lût dans son regard une trop vive expression de souffrance. Le sang coulait sur son pantalon de couleur sombre, inondait ses guêtres, marquait au flanc le mulet qui le portait, et tombait enfin sur l’herbe que foulait le pas de nos chevaux. D’autres blessés étaient auprès de nous ; mais, je ne sais pourquoi, celui-là attira particulièrement ma vue. Il y avait quelque chose d’une singulière mélancolie dans ce sang qui venait se perdre au sein du gazon, en laissant une trace le long de ces pauvres habits. Le gouverneur dit quelques mots à ce brave homme, et cette figure, qui semblait ne devoir plus exprimer