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elle se précipita sur l’Australie, non pas seulement pour y déterrer de l’or, mais avec la généreuse impatience d’y improviser un monde nouveau. Sur le contient européen, elle entra dans la plupart des grandes affaires, mais de manière à y fomenter cet agiotage qui sévit contagieusement depuis une année. Le concours des capitaux anglais n’est-il pas devenu en France une phrase banale de prospectus ?

À force de se disséminer au loin, les capitaux disponibles se raréfièrent sur le grand marché. La Banque d’Angleterre jugea prudent de comprimer cet essor désordonné de la spéculation, en restreignant peu à peu les facilités offertes au commerce. Par une décision du 6 janvier dernier, elle éleva le taux de l’escompte à 2 1/2 pour 100. Quinze jours après, elle se mit au niveau de la Banque de France, en portant l’intérêt à 3 pour 100. Au commencement de juin, il fallut monter jusqu’à 3 1/2. On augmentait peu à peu la dose du calmant dans l’espoir découper la fièvre : on n’y réussit pas.

À partir du mois de juin, des besoins d’argent plus multipliés, plus impérieux que jamais se manifestèrent. L’orage qui se formait du côté de l’Orient obligea l’état à des armemens dispendieux. Prévoyant l’insuffisance des récoltes, les négociais anglais, qui ont sur les notres l’avantage de la liberté commerciale, prirent l’avance pour faire au loin de grands achats de blés payables en argent. L’impulsion donnée aux manufactures coïncidant avec une émigration nombreuse, et le droit de se concerter étant acquis aux ouvriers anglais, il en est résulté une hausse notable dans les salaires, de sorte qu’il faut envoyer dans les comtés industriels beaucoup plus de monnaie pour le service quotidien. Un singulier engouement pour l’Australie s’est déclaré depuis six mois, de façon que ce pays, où tout est à faire, absorbe actuellement plus d’or monnayé qu’il n’en renvoie à sa métropole sous forme de lingots. Un autre genre de spéculation, fort lucratif sans doute, trouble momentanément le marché monétaire, un envoie sur le continent de l’or pour y acheter de l’argent[1], qui est relativement plus cher, et cet argent ne rentre probablement en Angleterre que sous forme de denrées ou de marchandises. Pour nombre de spéculateurs qui sont entrés comme actionnaires ou commanditaires dans les grandes compagnies, surtout en France et en Espagne, l’instant est venu de répondre aux appels de fonds qui sont faits. Enfin une telle rage d’affaires s’est développée en Amérique, qu’on y emprunte à tous prix pour se jeter dans toutes sortes d’aventures industrielles, et qu’en ce moment, sur la place de New-York, on peut faire des placemens suffisamment garantis à 12 pour 100 d’intérêt ; c’est une tentation à laquelle succombent beaucoup de capitalistes anglais.

Voici donc l’argent sollicité de dix côtes en même temps, sollicité surtout pour l’exportation. La possibilité d’utiliser très avantageusement des fonds auxquels la banque n’accorde aucun intérêt produit son effet ordinaire, le retrait des dépôts. Dans la première quinzaine du mois de juillet, les dépôts

  1. Par exemple, la loi française déclare qu’un poids d’or vaut quinze fois et demi un poids égal d’argent, si, par suite des trouvailles faites en Californie et en Australie, l’or perdait dans le commerce de sa valeur relative, c’est-à-dire, si au lieu de quinze fois et demi, il ne valait plus sur le marché que quinze fois son poids d’argent, il y aurait un bénéfice évident à échanger l’or anglais contre l’argent français.