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la même dispense, avait prêté le même serment devant la table de marbre de Rouen. Le savant fit d’ailleurs comme le poète, il oublia de plaider, et tandis que Corneille à Rouen s’occupait de Mélite, Du Cange à Amiens s’occupait de chartes, de chronologie, de linguistique et de législation. Isolé dans sa ville natale au milieu des livres et des manuscrits, et fortifié dans le travail par le recueillement de la vie de famille, il avait concentré sur son père, son premier maître et son guide, ses affections les plus vives. Il le perdit en 1638, et pour combler le vide que cette mort avait fait dans son cœur, il épousa la fille d’un trésorier des finances de la ville d’Amiens, Catherine Du Bos, femme aimable et douce, qui sut, ainsi que le dit M. Feugère, se prêter avec autant de grâce que de raison aux habitudes sérieuses de son mari. Plusieurs enfans étant nés de cette union. Du Cange, à qui l’érudition ne faisait point oublier ses devoirs de père, jugea que l’accroissement de sa famille lui imposait des obligations nouvelles, et en 1645 il acheta une charge de général des finances ou trésorier de France dans la généralité d’Amiens. Les soins de cette charge qu’il remplit toujours avec la plus grande exactitude, l’éducation de ses enfans qu’il fit lui-même, et l’étude du moyen âge partagèrent sa vie durant de longues années, sans qu’aucun incident en troublât la grave et calme uniformité, ce qui faisait dire à un savant du XVIIIe siècle, Duval, bibliothécaire de l’empereur d’Autriche, François Ier : — Comment peut-on avoir tant lu, tant pensé, tant écrit, et avoir été cinquante ans marié, et père de dix enfans ? — La plupart de ces enfans étant morts, Du Cange, dont les goûts étaient très simples, jugea que son patrimoine serait désormais suffisant, et contrairement à ce qui se passe de notre temps, où tant de gens ne travaillent que pour avoir une place, Du Cange quitta sa place pour travailler. Libre désormais de toute préoccupation étrangère à ses goûts, il vint se fixer à Paris, où des documens beaucoup plus abondans et plus variés donnèrent à son esprit un nouvel essor.

Modeste parce que sa science lui avait appris à douter de lui-même, il ne se préoccupait nullement de la gloire et du bruit de ses œuvres. Il étudiait, parce qu’il voulait savoir, et quand on le pressait de faire part au public du fruit de ses recherches et de ses méditations, il répondait par ce mot de l’antiquité : Mihi cano et musis. Tel était même son peu d’empressement à se produire, et sa patience à thésauriser son savoir, que ce fut seulement en 1657, c’est-à-dire à l’âge de quarante-sept ans, qu’il publia son premier ouvrage : Histoire de Constantinople sous kes empereurs français. Malgré le succès de ce livre, huit ans s’écoulèrent encore avant qu’il fît paraître un nouveau travail ; mais bientôt la source jaillit avec une abondance intarissable, et le recueil des immenses matériaux qu’il avait amassés fut pour lui comme cette bourse inépuisable de Fortunatus d’où Pierre Schlemihl retirait sa main toujours pleine. Les publications se succédèrent aussi rapidement que pouvaient le permettre non-seulement l’importance et la nouveauté des sujets, — car il cherchait de préférence ce qui était obscur ou ignoré, — mais même l’importance matérielle des volumes, qui, dans ces temps d’infatigable labeur, se produisaient presque toujours sous la forme d’in-folios compactes. Du Cange, toujours calme, toujours occupé, arriva de la sorte à l’Age de soixante-dix-sept ans, sans avoir jamais éprouvé la moindre fatigue d’esprit ou la moindre indisposition, faisant