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souper de la veille, nous trouvâmes une table copieusement servie, du poisson de mer, du gibier, que sais-je encore ? On avait mis le hameau au pillage pour nous recevoir. Ce bon curé nous retint plusieurs jours dans sa maison, et nous n’avons pas oublié, Dieu merci, son accueil bienveillant et les longues soirées passées à son foyer. Le maître d’école et les lettrés du village se réunissaient au presbytère ; le magister et le curé étaient seuls à parler français, mais notre italien commençait à se plier au patois corse, et la conversation allait bon train. La politique se mêlait souvent à nos propos. Dans cette année 1848, le socialisme était la grande question du jour, et nous avons pu remarquer un bon sens exquis et un véritable sentiment de la liberté dans les observations de ces hommes primitifs. La Corse est le pays du monde où l’on use le moins de la propriété, mais où le droit de possession serait le plus vivement défendu. N’est-il pas singulier que ? ce soit dans cette Corse où l’on se tire des coups de fusil pour un pouce de terrain, que soient nées les premières idées d’égalité absolue ? Le village de Cerbini, près de Levie, est le berceau de la secte des Giovannali, qui pratiquaient la communauté des femmes et l’association en une seule famille régie par une sorte de règle monacale.

Il faut le dire à la louange de la Corse, l’instruction y est plus répandue parmi les paysans que dans notre France civilisée. Presque tous les enfans savent lire et écrire, et nos causeurs de Caldarelli auraient semblé presque érudits à côté de certains fermiers de la Bretagne ou du Dauphiné. Les Corses, qui dédaignent volontiers les travaux manuels, estiment les travaux de l’esprit et sont tous doués d’une rare intelligence. Les bergers vêtus de peaux savent parler le langage des dieux comme les pasteurs de Virgile. Ce métier de pasteur convient mieux à leurs habitudes paresseuses que la culture de la terre. Leur frugalité leur permet de vivre à peu de frais. Je connais tel paysan qui vit du lait de son troupeau et des fruits de deux ou trois de ces énormes châtaigniers qui sont une des richesses de l’île. Des châtaignes ils font du pain, le pollento, et s’ils joignent à cela un fusil, un manteau grossier et un petit cheval, ils passent à l’état de grands seigneurs. C’est un peuple d’aristocrates en vestes rondes et en guêtres. On ne retrouve plus, sous ce climat béni, le caractère énergique de nos paysans, qui passent leurs journées courbés sur la bêche et sur la charrue. Les Corses abandonnent à des manœuvres étrangers les soins de la culture et de la récolte. Ceux d’entre eux qui travaillent en prennent à leur aise. Ils ne rêvent point, comme nos cultivateurs, de moissons chargées de grains, ni de ceps couronnés de raisins. Leur rêve à eux, c’est d’être fonctionnaires, d’être employés par le gouvernement, et j’aime le mot de ce Diogène corse que j’ai rencontré sous le manteau poilu d’un berger, et