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en arrivant à Porto-Vecchio, sur un être merveilleusement approprié au pays, une sorte de trappeur, de chasseur de castors, un métis à moitié policé, à moitié sauvage, un de ces êtres comme on en rencontre aux confins de la civilisation, et qui portent à la fois le caractère des deux mondes qu’ils côtoient. Vu de profil, d’un côté c’est Bas-de-Cuir, le chasseur, le trouveur de sentiers, path-finder, le traqueur de sangliers et de monfflons ; de l’autre, c’est le cuisinier italien, le laboureur lucquois, le marchand de sangsues, le négociant des petits commerces. Vu de face enfin, c’est Bourrasque (Burasca), un des originaux de la Corse. Comment est-il venu en Corse ? qui le sait ? Il a été laboureur au Migliaciaro. Pourquoi n’est-il pas retourné en Italie avec ses camarades ? Avait-il des raisons plus ou moins graves de ne pas aimer le séjour de son pays ? Voilà ce que lui seul pourrait dire, et ce qu’il ne dit pas, car le bavardage n’est pas son fort. Il faut l’accepter pour ce qu’il est, sans antécédens, implanté au milieu de ce pays extraordinaire, et vivant de cette vie libre et solitaire particulière aux individualités fortement accentuées.

Nous l’avions rencontré plusieurs fois dans les environs de la ville, et il se montrait peu disposé à entrer en relations avec nous ; cependant un jour il se laissa aller à partager notre pain et notre gourde de vin. Nous achevâmes la chasse de concert. Mon compagnon de voyage est un des illustres chasseurs de ce temps-ci, où les vrais chasseurs sont clair-semés ; il a des armes magnifiques, et quand il se décide à envoyer un coup de fusil, il est rare qu’il n’aille pas à son adresse. Bourrasque avait considéré avec étonnement le calibre énorme de son fusil, il en avait essayé la couche et fait jouer les batteries avec un certain attendrissement ; mais quand il vit les perdrix tomber mortes à des distances fabuleuses, quand il eut pu comprendre à la justesse exacte du tir, à ce sang-froid invincible, à cette marche régulière, la valeur de l’homme qui maniait cette belle arme, il se dérida tout à coup, et nous proposa de son chef de nous conduire dans des endroits à lui, dei posti segretti, où il y avait des bécasses à foison. De ce jour nous fûmes amis. Cette nature concentrée devint expansive dans la mesure de ses instincts. Les bonnes gens de Porto-Vecchio traitent Bourrasque comme un excentrique, comme une espèce de fou ; c’est tout simplement un homme rusé, qui a compris qu’il fallait acheter par l’isolement le droit de vivre dans ce pays difficile ; il s’est créé une existence à part, ne rebutant et ne recherchant personne. Le meilleur moyen de n’avoir pas d’ennemis, c’est d’éviter de se faire des amis. Grâce à ce système, il est resté en dehors des querelles locales, et il a conservé sa qualité d’étranger, — chose précieuse dans cette île terrible, — quoiqu’il habite le pays depuis tantôt vingt années.