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disait l’habitant d’Ajaccio, je vous adresse deux personnes à moi inconnues qui parlent pour le Fiumorbo. Ce que je sais, c’est qu’ils sont grands chasseurs. J’ai cru comprendre que, s’ils prenaient quelque cerf ou sanglier, ce serait pour les envoyer à Paris. Je t’engage donc à rassembler tous nos amis pour faire faire à ces messieurs une belle chasse, et qu’on puisse dire sur le continent : Voilà le produit de la chasse des P… du Fiumorbo. »

Quelques jours avant notre départ de Porto-Veccliio, nous avions envoyé à son adresse cette singulière lettre d’introduction en précisant l’époque de notre passage au Migliaciaro. À notre arrivée, nous trouvâmes nos hôtes improvisés préparés à une grande chasse. Une heure après, nous vîmes défiler sur la route toute une caravane de chasseurs montés par couples sur le dos de malheureux petits chevaux qui portaient bravement cette double charge. C’était une nouvelle bande de chasseurs amenés à notre intention par un de nos amis du continent sur le bruit de notre passage. Contre la conclusion du proverbe, l’abondance de biens fut sur le point de nuire à nos plaisirs. Nous acceptâmes gaiement ce renfort, il nous semblait tout naturel de réunir les deux bandes en une seule pour une chasse générale ; mais nous avions compté sans les mœurs du pays. Les deux bandes appartenaient à des partis ennemis ; elles étaient divisées par des questions électorales, et ce sont ici questions de vie ou de mort. On dépense pour l’élection d’un conseiller général ou d’un député plus d’intrigues et de paroles que toute la diplomatie européenne dans un congrès. De plus, ces deux villages appartenaient, l’un au parti anglais, l’autre au parti français. Ceci a besoin d’explication ; on s’étonnerait à juste titre que l’Angleterre eût un parti sur une terre française ! On range dans le parti anglais tout membre d’une famille qui s’est prononcée pour les Anglais pendant l’occupation de l’île par l’Angleterre. On voit qu’en Corse, rien ne s’oublie. Nous étions fort empêchés, comme on pense. On ne voulait entendre à aucun accommodement. Les choses prenaient une tournure inquiétante ; enfin, grâce à notre prudence, un traité fut conclu. S’il se fût agi d’un seul voyageur, l’accord eut été à peu près impossible. Pour deux, il devint facile. Il fut convenu qu’une des deux communes rivales chasserait avec mon camarade, et l’autre avec moi. La chose ainsi posée nous promettait une belle chasse, grâce à la lutte de ces amours-propres surexcités.

Le lendemain donc, au point du jour, les deux compagnies se mirent en route chacune de son côté. La commune de la Ghisonnaccia, qui me faisait les honneurs de la chasse, avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses chasseurs. Tout le village y était, jusqu’à l’instituteur et à ses écoliers. Ceux-là avaient été amenés comme voix.