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cela ne dépassait point ce qu’on peut appeler le cercle des initiés, et, tandis que les esprits avancés, les intelligences militantes, toute cette ardente jeunesse qui en Angleterre arrive toujours à ses fins, pourvu qu’elle soit réellement dans le vrai, tandis que ces masses intellectuelles se précipitaient dans la voie ouverte par Shelley, la société proprement dite, le monde, se livrait plus que jamais aux silver-fork novels et aux poésies de keepsake. C’est par son ascendant littéraire que le shelleyisme se fit d’abord accepter des classes aristocratiques, et ici le roman a sa bonne part de la révolution, Sans vouloir appuyer trop absolument sur ce point, je dirai que M. Disraeli, dans Coningsby, dans Sybil et surtout dans Tancred, a puissamment aidé au mouvement actuel. La tradition saxonne, fondée par Chaucer, établie par Shakspeare, renouée par Shelley, fut continuée, après la mort de ce dernier, par Carlyle ; mais le premier M. Disraeli l’intronisa dans le roman. Après les succès éclatans de l’auteur de Coningsby, Le cant dut se reconnaître déchu, chassé de la sphère particulière de sa souveraineté. La jeune Angleterre se lança, selon la mesure de ses forces, mais sincèrement, ardemment, dans le vrai, et si les grands génies exceptionnels manquent, le sentiment élevé qui anime tous les talens moindres, les dirigeant tous par les mêmes chemins vers le même but, a droit à sa large part d’admiration. Pour comprendre la question dans toute son étendue, il faut songer à ce qu’était encore l’Angleterre il y a dix ans, à la puissance de certains préjugés, à l’horreur éveillée par certains noms, aux barrières morales qui, de tous côtés, enfermaient les gens comme il faut, et alors on appréciera l’importance de plus d’une œuvre dont la valeur intrinsèque pourrait paraître discutable. Je dis ceci pour tant de livres signés des plus beaux noms qui inondent l’Angleterre depuis huit ou neuf ans, et font pressentir l’heure où toutes les idées libérales triompheront sous les auspices de la jeune aristocratie.

Une charité inépuisable, une chaleureuse sympathie pour tout ce qui souffre, tels sont les traits qui distinguent l’école de Shelley et la rattachent (malgré elle quelquefois) à l’extrême libéralisme en fait de politique. Aussi, lorsqu’à paru le volume de M. Fane, a-t-on vu, — chose rare quand il s’agit d’un membre de l’aristocratie, — la presse avancée, la presse radicale, payer largement le tribut de ses éloges à ce talent naissant. Au fait, comment, lorsqu’on a pour mission de combattre le faux et le conventionnel sous toutes ses formes, comment ne se pas sentir attiré vers un poète qui, à son début, a le courage de s’écrier (dans une chanson à boire d’un remarquable entrain) : « Buvons à la mort de tout mensonge, buvons à la mort du cant, jusqu’à ce qu’il n’en soit plus question ? »

La haine du faux et de l’injuste, ce sentiment inspire chacun des