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l’âge n’avait point encore affaiblie. Le roi George pouvait avoir alors de quarante-cinq à cinquante ans. Sa figure, d’une laideur intelligente, portait surtout l’empreinte d’une douceur craintive. Avec un peu plus de fierté et d’énergie dans les traits, il m’eût rappelé le type consacré de Chingachgook. Il était aisé cependant de découvrir dans les plis sensuels de ses lèvres, dans l’éclair, prompt à s’allumer, de ses noires prunelles, toutes les passions brutales du sauvage. L’eau de feu eût pu faire un tigre de cet agneau. Le roi George ne tarda pas à passer de la surprise à la familiarité, et me demanda pour première faveur une bouteille de brandy. Je la lui donnai, mais j’accompagnai ce présent d’un long sermon sur les funestes effets des boissons spiritueuses. Le roi George parut m’écouter avec componction. « Vous avez raison, me dit-il quand j’eus achevé ma harangue, brandy very bad for the chiefs ! (l’eau-de-vie ne vaut rien pour les chefs) ; — je boirai la bouteille tout seul. » J’eus lieu de craindre le lendemain, en voyant sa face hébétée, que le malheureux souverain ne m’eut tenu parole.

Le rhum et le tabac sont les seuls articles recherchés sur le marché polynésien. Nous avions heureusement d’autres moyens d’exercer notre libéralité envers notre hôte. Chacun de nous s’empressa de lui apporter son présent, et bientôt le roi George se vit pourvu d’une garde-robe complète. Naïf comme un des géans de Pulci ou de l’Arioste, le sauvage se laissait habiller. Il endossait sans mot dire une longue veste rayée, qui emprisonnait son buste comme une camisole de force ; un col de satin qui serrait son cou comme un carcan. À chaque pièce nouvelle que notre fantaisie ajoutait à son ajustement, il se tournait vers le miroir en face duquel on l’avait posé, et se regardait avec complaisance. Un gilet à ramages et un large pantalon d’indienne complétèrent sa parure, mais il fut impossible de trouver chaussure à son pied. Le roi George était arrivé à bord de la corvette presque aussi peu vêtu que le lis dont parle l’Écriture ; il crut rentrer dans ses états plus magnifiquement paré que Salomon dans toute sa gloire. Ses sujets, il faut le dire, partagèrent son illusion. Quand, débarqué sur la plage, il se dirigea d’un pas lent et majestueux vers son palais, il n’y eut sur son passage qu’un long hurlement d’enthousiasme. La reine, accourue à sa rencontre, demeurait ébahie, et, un doigt dans la bouche, levait les yeux au ciel ; les enfans seuls se rejetaient en criant dans le sein de leur mère : le tricorne d’un de nos aspirans, balancé sur le chef du roi George, avait effrayé ces timides Astyanax.

Quand le souverain d’Oualan, fatigué de tant d’émotions, se fut laissé tomber sur la natte qui couvrait le sol fangeux de son palais, la reine, incapable de comprimer plus longtemps sa curiosité, l’accabla