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habiles qu’ils trouvaient établis dans les villes momentanément soumises à leur domination. À plus forte raison devaient-ils profiter avec empressement du secours inespéré que la persécution apportait à leur industrie naissante, et ils en profitèrent en effet avec cette entente pratique des affaires qui les a distingués dans tous les temps. Le 28 juillet 1681, Charles II, tout pensionné qu’il était par Louis XIV, accorda, par ledit de Hamptoncourt, des lettres de naturalisation et de grands privilèges aux émigrans. Onze cent cinquante d’entre eux furent naturalisés dans la même année, et en moins de dix ans, c’est-à-dire de 1680 à 1690, leur nombre s’éleva à plus de quatre-vingt mille. La plupart se fixèrent à Londres. Des habitans d’Amiens, de Cambrai et de Tournai formèrent à Édimbourg un quartier nouveau qui reçut le nom de quartier de Picardie. Les officiers et les soldats qui avaient suivi le prince d’Orange reçurent en Irlande, du gouvernement ou des propriétaires du pays, d’importantes concessions de terres, et formèrent autour de Dublin des colonies destinées à protéger cette ville. Le trésor public et la charité privée vinrent en aide en même temps aux familles pauvres. Jamais l’hospitalité d’un grand peuple ne s’exerça plus magnifiquement, et jamais, on peut le dire, l’hospitalité ne lui payée par de plus grands services.

Lorsque Guillaume d’Orange s’embarqua à Naerden pour conquérir le trône d’Angleterre, sur les douze mille hommes qui composaient sa petite armée, on ne comptait pas moins de trois régimens d’infanterie française et de sept cent trente officiers réfugiés, vieux soldats qui avaient appris la guerre sous Condé et Turenne. C’était un Français, Goulon, qui commandait l’artillerie ; c’était un maréchal de France, Schomberg, qui dirigeait les opérations. En reconnaissant sur le champ de bataille le corps expéditionnaire que Louis XIV avait envoyé, sous les ordres du duc de Lauzun, pour combattre Guillaume, Schomberg dit aux régimens réfugiés : Messieurs, voilà nos ennemis, en avant ! Ceux-ci se portèrent à l’attaque avec une fureur irrésistible et décidèrent la victoire. Un fait analogue se produisit sur le champ de bataille d’Almanza. Un régiment de réfugiés cévenols, qui combattait avec l’armée anglaise, se trouva placé en face d’un régiment français qui s’était signalé contre les camisards ; les deux troupes, en se reconnaissant, s’élanceront à la baïonnette l’une contre l’autre avec une telle furie, que des deux côtés il ne resta pas trois cents hommes debout. Le maréchal de Berwick, qui fut témoin de ce combat, n’en parlait jamais sans émotion, en disant que de sa vie il n’avait vu une pareille rage et une plus terrible action de guerre.

En contribuant à placer Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre, les soldats protestans avaient couronné le plus redoutable ennemi de Louis XIV ; les ouvriers protestans à leur tour, en portant dans la Grande-Bretagne leur intelligence et leurs bras, donnèrent un essor jusqu’alors inconnu à l’industrie de leur patrie adoptive, et l’affranchirent de 47 millions de marchandises qu’elle achetait, année moyenne, sur nos marchés. Toujours habiles à profiter de nos revers industriels, les Anglais ne se bornèrent point à attirer et à retenir chez eux les travailleurs protestans ; ils recrutèrent également, et en très grand nombre, des ouvriers catholiques, en leur offrant, avec le libre exercice de leur culte, les mêmes avantages qu’aux réformés. Sur les vingt mille tisserands qui se trouvaient à Laval et aux environs, quatorze mille passèrent