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Quelques-uns de ses biographes l’affirment, et la seule preuve qu’ils invoquent, c’est la date de Venise, inscrite sur trois gravures. Quant à moi, je ne crois pas que Rembrandt ait jamais quitté la Hollande. J’incline à penser que la date de Venise, inscrite sur ces trois gravures, est tout simplement une supercherie ajoutée à tant d’autres pour amadouer la curiosité de ses compatriotes.

Si Rembrandt eût visité Venise, comme l’affirment quelques-uns de ses biographes, il serait impossible de comprendre sa persistance dans le procédé qu’il avait adopté. Titien, Paul Véronèse, Bonifazio et Giorgione auraient nécessairement modifié sa manière. L’école vénitienne, si faible sur tant de points, sur le contour, sur le style, sur l’élévation, garde aujourd’hui et gardera éternellement le mérite incontestable d’une couleur lumineuse et vraie. Aucun des maîtres que je viens de citer n’a jamais songé à tricher sur le contour ; ils ont toujours éclairé en pleine lumière les objets qu’ils voulaient représenter. Il ne leur est jamais arrivé de dérober dans la pénombre la forme vraie d’un personnage. Si Rembrandt eût connu familièrement ces maîtres illustres, s’il eût été témoin de l’enchantement produit par la magie de leur talent, s’il eût séjourné pendant quelques années sous le climat qui les avait inspirés, eût-il résisté à la tentation de marcher sur leurs traces ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je disais tout à l’heure qu’il avait consulté Marc-Antoine et Albert Dürer pour ne pas les imiter, et la pensée que j’énonce semblerait me mettre en contradiction avec moi-même. Je ne crois pas qu’il soit possible de comparer l’habileté du graveur à l’attrait du peintre. Rembrandt pouvait se garder de l’imitation de Marc-Antoine, d’Albert Dürer, comme d’un danger sérieux ; mais je ne pense pas qu’il eût contemplé impunément les toiles de Titien et de Paul Véronèse. D’ailleurs, les trois gravures de Rembrandt qui portent le nom de Venise ont toutes la date de 1635, et ces trois gravures n’ont rien qui les distingue des œuvres précédentes. Est-il probable qu’un esprit aussi fin, aussi exercé, aussi curieux, ait visité la patrie de Paul Véronèse et de Titien sans rapporter dans son pays le souvenir d’un tel voyage ? N’eût-il même séjourné qu’un an à Venise, est-il probable qu’il ait pu, de retour en Hollande, continuer sans trouble et sans distraction l’application de sa méthode ? Les fresques de Saint-Antoine de Padoue, les admirables peintures du buffet d’orgues de Saint-Sébastien n’auraient pas manqué d’influer d’une manière décisive sur la manière du maître hollandais ; c’est pourquoi je ne crois pas au voyage de Rembrandt à Venise. En 1685, Rembrandt n’avait que vingt-neuf ans ; il était dans la fleur de sa popularité. S’il eût fait un voyage à Venise, il n’aurait pas manqué d’en tirer parti. Les trois gravures datées de 1635 sont à mes yeux un travail sans importance