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que cette intention de M. de Vergennes ait été réalisée, c’est que dans la collection de documens publiés sous le titre de Vie d’Arthur Lee[1], il n’est pas question d’un million donné à Beaumarchais par le gouvernement espagnol. Arthur Lee, l’ennemi déclaré de l’auteur du Barbier de Séville, envoyé précisément vers cette époque en Espagne pour solliciter des secours, n’aurait pas manqué de chercher à constater ce fait, s’il eût existé. Il résulte au contraire des informations recueillies dans cet ouvrage que le gouvernement espagnol avait chargé un négociant de Bilbao, nommé Guardoqui, d’une opération à peu près semblable à celle dont Beaumarchais était chargé en France. Ce fait d’un million reçu de l’Espagne me paraît donc au moins douteux ; ce qui est certain, c’est que Beaumarchais, confiant dans les engagemens pris au nom du congrès par le premier agent des États-Unis à Paris, avait formé une association avec divers armateurs de Nantes, du Havre, de Rochefort, de Dunkerque, et avec des banquiers hollandais, qu’il avait expédié au congrès plus de 5 millions de cargaisons, et qu’au bout de deux ans le congrès n’avait pas encore répondu à une seule de ses lettres, qu’il avait tout reçu avec le plus grand plaisir, mais qu’il n’avait rien payé, ni en argent ni en nature, et que, grâce à lui, Beaumarchais avait été deux ou trois fois sur le point de faire faillite. Ce ne fut qu’après que la guerre déclarée entre la France et l’Angleterre eut permis à M. de Vergennes d’intervenir dans la question, que le congrès, passant tout à coup du plus dédaigneux et du plus inconcevable silence au plus poétique enthousiasme, envoya à Beaumarchais une adresse flamboyante, que l’on trouvera plus loin, en y joignant non pas de l’argent, mais des lettres de change à trois ans de date, destinées à régler la moitié d’une créance qui datait déjà de près de trois ans ! Quant à l’autre moitié, qui n’était pas encore payée vingt ans plus tard, à la mort de Beaumarchais, elle ne le fut jamais complètement. Il est clair que, si l’auteur du Barbier de Séville s’enrichit par son commerce en Amérique, ce n’est pas dans ses rapports avec le congrès, au moins durant cette première période. C’est quand il eut pris le parti de vendre non plus au gouvernement, mais aux particuliers, et dans tous les cas, de ne plus rien livrer à personne que contre des marchandises ou de l’argent.

Reste à expliquer par quelles circonstances le congrès des États-Unis fut conduit à considérer si longtemps Beaumarchais comme un être fictif destiné à lui envoyer gratis et indéfiniment des canons, des fusils, de la poudre, des habits, des souliers, des tentes, des couvertures, etc. On se souvient de l’ardeur avec laquelle Beaumarchais à

  1. Life of Arthur Lee, by Richard-Henri Lee, Boston, 1829.