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L’Espagne ayant déjà porté bonheur à l’auteur du Barbier de Séville, c’est sous ce nom de Roderigve Hortalez et compagnie, destiné à dépister l’ambassadeur d’Angleterre, que Beaumarchais couvrit ses opérations d’armateur secrètement appuyé par la cour de France. Malgré le mauvais vouloir du docteur Dubourg, il fallut bien que Beaumarchais et Silas Deane s’abouchassent enfin.

L’agent du congrès avait été présenté secrètement par ce même docteur Dubourg à M. de Vergennes le 17 juillet 1776. La situation des colonies insurgées était à cette époque extrêmement critique. Elles luttaient vaillamment, mais elles avaient épuisé la ressource ruineuse du papier-monnaie ; elles manquaient d’armes, de munitions, leurs troupes étaient à moitié nues, tandis que l’Angleterre, résolue aux derniers sacrifices pour étouffer la rébellion, avait envoyé en Amérique le général Howe avec des renforts considérables. Les troupes américaines avaient perdu plusieurs batailles, et bientôt le congrès lui-même allait être obligé de fuir de Philadelphie, occupée par les Anglais, pour s’établir à Baltimore ; La campagne suivante devait être décisive, et l’on pensait généralement en Europe que les Américains seraient écrasés. C’est dans cet état de choses que le congrès envoyait Silas Deane à Paris, pour tâcher de se procurer à crédit du gouvernement ou des particuliers deux cents pièces de canon, des armes, des munitions, des effets d’habillement ou de campement pour vingt-cinq mille hommes. M. de Vergennes répondit naturellement aux demandes de l’agent du congrès par un refus formel, motivé sur les rapports pacifiques entre la France et l’Angleterre. Seulement il lui indiqua Beaumarchais comme un négociant qui pourrait peut-être lui venir en aide à des conditions raisonnables. Le lendemain Beaumarchais écrit à Silas Deane la lettre suivante :


« Paris, ce 18 juillet 1776.

« Je ne sais, monsieur, si vous avez avec vous quelqu’un de confiance pour vous traduire les lettres françaises qui traitent d’affaires importantes ; de mon côté, je ne serai pas en état de conférer avec vous en anglais jusqu’après le retour d’une personne que j’attends en ce moment de Londres et qui nous servira d’interprète[1]. En attendant, j’ai l’honneur de vous informer que

    M. de Vergennes, et comme il était très lié avec Franklin, lorsque ce dernier eut rejoint Silas Deane en France, le docteur l’indisposa contre Beaumarchais, ce qui fut un nouvel obstacle ajouté à tous ceux qui croisaient ses opérations. Du reste, le docteur fut puni de sa jalousie, car, n’ayant pu obtenir pour ses projets de commerce la coopération du ministère, il voulut équiper un petit navire à lui tout seul ; ce navire fut arrêté et confisqué par les Anglais, qui s’adjugèrent gratis la pacotille du docteur.

  1. Silas Deane, à son arrivée en France, savait très peu le français ; toutes ses lettres, soit au ministre, soit à Beaumarchais, sont écrites en anglais. Beaumarchais, de son côté, quoiqu’il eût séjourné en Angleterre, ne savait guère de l’anglais que ce fameux mot qu’il donne dans le Mariage de Figaro comme le fond de la langue.