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Arrivez au résultat, à une tentative quelconque d’application ; alors la réalité éclate, les antagonismes s’éveillent, les intérêts s’entrechoquent, et le moins qui puisse s’ensuivre, c’est qu’on se trouve en face d’une conflagration pleine de redoutables mystères. Il semble en vérité, à certaines époques, qu’il soit nécessaire de voir le péril prendre les proportions les plus extrêmes pour qu’un peu de sagesse triomphe dans les conseils politiques du monde.

Pour le moment, est-ce en faveur de la guerre, est-ce en faveur de la paix, que se réunissent le plus de chances ? Si on jugeait absolument d’après l’apparence des choses, il est évident qu’on ne saurait croire beaucoup à la paix. Les conséquences du dernier ultimatum transmis à Constantinople se développent aujourd’hui. L’armée russe est entrée le 25 juin dans les provinces moldo-valaques, opérant ainsi son premier mouvement sur le Pruth. Elle occupe naturellement les principautés sans résistance. Quelque prévue que fût cette occupation, elle n’en constitue pas moins un fait considérable, qui, s’il n’est pas la guerre, n’est point assurément la paix non plus ; nous parlons d’une paix normale et sûre. Ce qu’il y a de plus grave peut-être d’ailleurs, c’est le commentaire dont le cabinet impérial a accompagné ce premier acte coërcitif vis-à-vis de la Turquie. M. le comte de Nesselrode, dans une nouvelle note circulaire, adressée aux agens diplomatiques russes, assure que c’est la paix, il n’y a celles qu’à s’entendre à ce sujet. En réalité, les traités sur lesquels s’appuie la Russie stipulent les conditions dans lesquelles elle a le droit d’occuper les principautés danubiennes ; ce sont des conditions toutes d’ordre intérieur. L’ordre a-t-il été troublé à Jassy ou à Bucharest ? Il n’en est rien ; dès lors, comment l’invasion actuelle, motivée par des considérations entièrement étrangères aux stipulations des traités, serait-elle un acte parfaitement pacifique et régulier ? Se saisir d’un « gage matériel, » ainsi que le dit le chancelier de Russie, pour contraindre le divan à se rendre, sauf à aller plus avant, si la Turquie ne cède pas, — comment serait-ce là encore la paix ? C’est une occupation matérielle qui n’a point trouvé de résistance matérielle, mais qui reste dépourvue à coup sûr de toute sanction de droit. Tout ce qu’a pu faire raisonnablement la Turquie, tout ce qu’a pu faire la modération de l’Europe, c’est de considérer la situation extrême où s’était placée la Russie et de laisser s’accomplir cet acte inévitable pour tenter de renouer sur ce terrain nouveau des négociations plus heureuses. Mais ici, malheureusement, il se trouve un fait plus sérieux et plus étrange encore, c’est la manière dont le gouvernement russe juge dans sa note l’attitude des puissances alliées de la Turquie. Aux yeux du cabinet de Saint-Pétersbourg, ce sont ces puissances mêmes, l’Angleterre et la France, qui, par une singulière interversion des rôles, ont placé la Russie sous le coup de démonstrations comminatoires ; en se rendant dans les eaux turques, les deux flottes ont consommé une « occupation maritime » à laquelle la Russie a dû répondre par l’occupation territoriale des principautés. L’argument, il faut bien le dire, est assez, peu sérieux et surtout peu digne d’un gouvernement comme celui du tsar. Cela ressemble un peu trop au fait d’un provocateur puissant qui dirait à un homme plus faible : Si vous appelez au secours, je vous tue. La Turquie cependant n’a point fait autre chose. Menacée de l’invasion de son territoire par un ultimatum hautain, elle a invoqué le secours de ses alliés,