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siècles et plus, ne nomme pas un de leurs hommes illustres sans dire comment il parlait, et c’est chez eux le plus populaire comme le plus nécessaire des talens. Cependant un long temps s’est écoulé avant que l’on prît soin de livrer et de conserver à la nation les discours prononces pour elle. Non-seulement les discussions des deux chambres sont restées généralement secrètes jusqu’à l’époque de la guerre d’Amérique, mais on essayait peu, avant cette époque, de dérober au mystère et à l’oubli les paroles les plus mémorables, les plus décisives, les plus brillantes, qui remuaient les assemblées, influaient sur les affaires, et pouvaient devenir des élémens de l’histoire. Si quelquefois les opinions étaient recueillies par des auditeurs un peu plus curieux que les autres, leurs maigres analyses n’en conservaient guère que la substance, et il faut arriver jusqu’à lord Chatham pour trouver quelques fragmens développés, où se reconnaissent encore le mouvement, la forme et la couleur du talent. Quant à Bolingbroke, on doit renoncer, autrement que par ses écrits qui ont parfois le ton un peu oratoire, à se faire une exacte idée des moyens de séduction qu’au rapport des contemporains il portait du monde à la tribune. Mais, quels qu’ils fussent, il a joué par eux un assez grand rôle dans les affaires de son pays et de l’Europe, la supériorité de son esprit est attestée par d’assez frappans témoignages, enfin il offre dans sa personne un assez curieux assemblage de bien et de mal, de qualités éclatantes et de passions dangereuses, d’idées élevées et d’opinions suspectes, pour qu’on puisse avec un vif intérêt rechercher quelle fut sa vie, et la raconter avec l’espérance d’être lu. Son nom d’ailleurs est parmi nous plus connu que lui-même. C’était un ministre qui plaisait à Louis XIV et un philosophe du goût de Voltaire. Il a résidé en France longtemps, et il avait laissé quelques souvenirs à la société du XVIIIe siècle. Heureusement ces souvenirs sont restés obscurs ; on ne sait pas bien précisément parmi nous ce qu’il faut penser du rôle qu’il a rempli, de ses talens vantés avec une sorte de mystère, de son caractère, sur lequel ceux mêmes qui l’ont loué ne s’expliquaient pas. L’histoire d’Angleterre, que l’on nous permette de le dire, a été en France, après la chute des Stuarts, si mal sue et si peu comprise, qu’il était difficile à nos aïeux, contemporains de Bolingbroke, de se bien expliquer un tel personnage, et l’on est toujours frappé d’étonnement, quand on lit ce qui, pendant plus de cent ans, s’écrivait chez nous sur le compte de nos voisins. Il faut, bien entendu, excepter Voltaire et Montesquieu ; mais ni l’un ni l’autre n’entrent dans les détails de l’histoire, et quand le premier parle de Bolingbroke, on sent qu’il ne dit pas tout séduit peut-être par sa renommée philosophique, un écrivain qui avait pu le voir, un élève de Voltaire, Saint-Lambert, a composé en 1753 un essai sur