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La mesure qui atteignait James Franklin causa donc, une émotion extrême, et du Massachusetts cette impression se répondit bientôt dans les autres provinces, malgré la difficulté des communications. André Bradford, qui publiait à Philadelphie le Mercure Américain, reproduisit dans son numéro du 26 février le texte de la décision rendue contre Franklin, et fit suivre ce document de l’article à la fois violent et satirique que voici :

« Punir d’abord et s’informer ensuite, c’est, de l’avis de lord Coke, renverser les notions de la justice. Voici pourtant une sentence sévère portée contre M. Franklin, sentence qui va jusqu’à lui enlever partie de son gagne-pain, sans qu’il soit admis à donner aucune explication. Ce vote contre le Courrier est propre à faire croire aux gens mal informés que l’assemblée du Massachusetts est entièrement composée de tyrans et de bigots qui font de la religion l’instrument même de la ruine du peuple. Cela paraîtrait d’autant plus vraisemblable, que la lettre du Courrier censurée par l’assemblée peint au naturel et démasque les hypocrites qui se parent de religion, et de fait les politiques les plus en renom de cette province, tels que l’infâme gouverneur Dudley et sa famille, ont toujours été remarquables pour leur hypocrisie, et c’est l’opinion générale dans le Massachusetts que quelques-uns des hommes au pouvoir n’y ont été élevés que pour être comme une verge entre les mains du Très-Haut et châtier les péchés du peuple.

« Nous n’avons pu nous empêcher de faire entendre ces vérités, par compassion pour les malheureux habitans de cette province, qui doivent désormais renoncer à faire usage de leur bon sens et de leur raison, et se soumettre à la tyrannie du joug clérical et de l’hypocrisie.

« P. S. Des lettres particulières de Boston nous informent que les boulangers de cette ville appréhendent de n’avoir plus permission de faire et de vendre du pain sans soumettre préalablement la pâte à l’inspection et aux balances du secrétaire général. »

La décision de la cour générale, qui soumettait le Courrier à la censure préalable, jeta James Franklin dans une grande perplexité, il sortit d’embarras au moyen d’une de ces supercheries auxquelles se prête la jurisprudence anglaise. Le numéro du 11 février contint la déclaration suivante : « Le précédent éditeur de ce journal a reconnu que la nécessité d’aller soumettre tous les manuscrits et toutes les nouvelles publiques au secrétaire du gouvernement entraînerait tant d’inconvéniens, que les bénéfices de la publication disparaîtraient : il a donc entièrement abandonné son entreprise. » Ce numéro portait en effet la signature de Benjamin Franklin le jeune. Celui-ci, même après son départ de Boston, demeura l’éditeur nominal du Courrier tant que le journal vécut, c’est-à-dire jusqu’à la On de 1787. Non-seulement la cour générale du Massachusetts ne s’offensa point d’une supercherie qui mettait à néant une de ses décisions ; mais, intimidée sans doute par le mauvais effet de sa première campagne contre la presse, elle s’abstint de toute poursuite ultérieure, quoique le Courrier n’eût rien rabattu de la vivacité de son langage ni de la prêté de sa polémique. Cependant, si ce journal ne baissa point le ton, il perdit son meilleur rédacteur, celui dont la collaboration donne seule aujourd’hui à la collection du Courrier un intérêt historique. Huit mois après la seconde condamnation du journal, Benjamin Franklin quitta Boston.