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sont définitivement sauvés ; mais le sort de tous n’est pas fixé encore, et s’il répugne à l’humanité de faire la théorie des faits inévitables, d’autres motifs commandent également de ne peindre qu’avec le langage de la modération un état de choses qui offre malheureusement trop de prise aux déclamations passionnées.

De grands crimes ont certainement été commis en Irlande, et une cruelle responsabilité pèse sur les auteurs de ces crimes. Ce n’est pas seulement l’oppression d’une génération qu’on doit leur reprocher : ils ont organisé la misère et la famine pour les générations suivantes ; mais les coupables n’existent plus, et les enfans s’efforcent de réparer ce qu’ont fait leurs pères. Aucun gouvernement ne s’est imposé pour son propre pays des sacrifices aussi considérables que ceux de l’Angleterre en Irlande depuis dix ans. Aucune révolution démocratique n’a décrété en faveur des pauvres plus que n’a donné dernièrement la propriété irlandaise. Est-ce le moment de s’appesantir sur les anciens griefs et de signaler avec amertume ceux qui restent à redresser ? Laissons de côté les colères historiques les plus légitimes : elles doivent se taire devant deux sentimens, la pitié pour ceux qui souffrent, le respect pour ceux qui s’efforcent de les soulager.

Nous autres Français, nous sommes particulièrement tenus d’admirer la fermeté d’âme déployée par tous au milieu de cette horrible crise. Quelques faits suffiront pour faire juger l’étendue des dangers contre lesquels l’Irlande a eu à lutter depuis 1847. Plus de la moitié de la population totale de l’île, c’est-à-dire la population entière de certaines provinces, a dû être employée dans les ateliers nationaux. Deux millions d’hommes poussés par la famine ont quitté pour toujours leur patrie. Dans ce pays, quiconque n’est pas propriétaire est tenant, expression qui s’applique à tout locataire d’une maison, d’une ferme ou d’une parcelle de terre. Les idées socialistes durent donc prendre en Irlande une forme spéciale, et les tenanciers, s’étant persuadé qu’ils resteraient maîtres de la terre placée entre leurs mains après la dépossession des propriétaires, se vendaient entre eux au milieu même de la famine, à des prix considérables, des baux onéreux. — Quel était pendant ce temps d’angoisse le chiffre de l’armée anglaise en Irlande ? Il ne montait pas au tiers de l’armée ; française en France relativement au nombre des habitans des deux pays. Cette société ruinée, affamée, exposée à tous les périls du pillage, de l’assassinat et de l’insurrection, n’a pas été un seul instant effrayée. Elle s’est confiée dans sa propre énergie et dans la Providence. Après s’être imposé les plus durs sacrifices, après avoir donné volontairement ce que la violence n’aurait pu arracher, aujourd’hui elle se retrouve libre, active, mieux assise qu’avant la tempête, et travaille à réparer ses pertes à l’aide de l’expérience du passé. Tant de malheur