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paroisse, on retrouve toujours cette phrase : « Je gagne un dollar par jour, je mange du pain et de la viande, j’économise pour le passage d’un tel ou d’une telle. Si je n’ai pas écrit plus tôt, c’est que je n’ai pas voulu envoyer une lettre vide à mes païens. »

Ce n’est pas par des relevés statistiques qu’on peut avoir une idée complète du mouvement de l’émigration. Presque tous ceux qui s’embarquent à Liverpool pour les États-Unis sont des Irlandais, et beaucoup d’autres, attirés en Angleterre par le haut prix des salaires, y remplacent les Anglais qui se dirigent vers l’Australie. On peut cependant, sans se tromper beaucoup, évaluer à un tiers de la population catholique le chiffre des émigrans irlandais, et ce nombre, déjà si considérable en lui-même, paraîtra encore plus important, si l’on considère qu’il est composé presque exclusivement d’individus jeunes et valides. Quel était donc l’état de l’Irlande avant l’émigration ? De quoi vivaient ses habitans ? Le tiers de la population pauvre, plus de la moitié des bras actifs ont disparu dans les districts catholiques, et le manque d’ouvriers ne se fait pas encore sentir. C’est à peine si le prix des salaires est augmenté ; dans beaucoup de lieux, il est resté absolument le même. Mangeait-on moins ? Que pouvaient retrancher les pauvres sur leur nourriture actuelle ? Ce n’est pas à dire pour cela que l’Irlande fut trop peuplée pour la fécondité incomparable de son sol, et qu’elle ne doive, dans d’autres conditions sociales, nourrir un nombre d’habitans égal ou supérieur à la population qui y mourait de faim. La partie protestante, où la population est la plus dense, est celle où l’on a le moins émigré. Ce qui est trop certain, c’est que les portions catholiques de l’Irlande, celles autrefois opprimées et depuis agitées, manquaient des moyens nécessaires pour féconder le sol. Le pays créé riche par la nature avait été appauvri par les effets combinés de l’oppression et de l’ignorance. Il possédait l’outil et l’ouvrier, mais il lui manquait le capital et l’industrie. Sans les qualités si différentes de l’Anglo-Saxon et de l’Irlandais, sans la fermeté inébranlable et l’insouciance hardie qui écartent également les craintes, on serait très effrayé du développement progressif de l’émigration. Voici tout simplement ce que l’on dit : Si la diminution des bras accroît le prix du salaire, on aura moins de poor rate à payer. Les ouvriers seront plus heureux, et les propriétaires y gagneront. Quand un déficit trop considérable se fera sentir dans la population, les lois naturelles qui augmentent l’offre en proportion de la demande rétabliront l’équilibre ; aucun danger n’est égal à celui de revoir les temps de la famine.

Cette fermeté que l’on montre en face d’une perturbation nouvelle qui menace l’avenir au lendemain de crises terribles est d’autant plus remarquable, que les effets futurs de l’émigration ne peuvent être qu’imparfaitement appréciés. Si l’imagination des faiseurs de