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fait prospères, de la bénédiction d’une nouvelle famine. La détresse est là d’une telle profondeur, qu’on se sent pris de vertige à la considérer. Vous éprouvez une sensation analogue à celle qui vous ébranle lorsque vous visitez une maison de fous. Personne ne saurait rester insensible devant cet amas de misère humaine qui, sur quelques points de l’Irlande, attire et repousse à la fois les regards. Le mal est trop profond pour que la charité privée puisse l’atténuer sensiblement, et la charité publique contribue à diminuer la charité privée. Une des pensées les plus cruelles, c’est que l’excès de la misère arrête l’élan de la charité. Si vous appreniez qu’il existe près de vous une personne assez misérable pour vivre d’orties pilées, dont le mets le plus succulent se compose de quelques grains d’avoine jetés dans l’eau salée, vous vous empresseriez de la secourir ; mais ce n’est pas une seule personne, c’est une population entière qui vit ainsi, et dans les districts les plus pauvres, plus de la moitié du revenu du propriétaire est consacrée à la charité légale. Ce sacrifice, très supérieur à celui que font ailleurs la plupart des gens riches, ce sacrifice, nuisible aux pauvres à d’autres égards, ne produit qu’un soulagement insuffisant. J’ai connu des âmes assez belles et assez fortes pour ne pas s’arrêter devant l’impossible, celles-là sont en petit nombre ; puis, on doit le dire, c’est contre le pauvre qu’il faut lutter lorsqu’on travaille à le sauver, car tous les préjugés de ce monde ne sont pas aristocratiques. La misère irlandaise est la vieille compagne des absurdités agricoles et des procédés défectueux de culture. Le pauvre se voit dépossédé comme tenancier, et ne sait pas que le grand fermier donne du travail et des salaires. Le progrès est pour l’Irlandais l’inconnu et la violence ; il s’attache à la routine comme le naufragé à la planche pourrie que le vent chasse loin du rivage. Que le propriétaire veuille rompre avec les procédés qui paralysent le développement du travail, il est accusé de cruauté. Qu’il renvoie des tenanciers qui ne le paient pas et ruinent la terre, sa cruauté paraîtra encore plus grande ; et quoique rien ne semble plus naturel que cet acte de propriétaire, il n’est pas toujours moralement permis de l’accomplir en Irlande. Cependant la taxe des pauvres, on l’a vu, est accablante dans les parties les moins riches. Son poids, joint au fardeau de la dette hypothécaire, met le propriétaire dans une situation qui l’expose à manquer à ses engagemens personnels, s’il se montre toujours compatissant. Il ferait la charité aux malheureux qu’il pressure, s’ils n’étaient pas ses tenanciers ; il les laisserait habiter au moins leurs cabines, si la loi des pauvres ne le contraignait pas à nourrir tôt ou tard les gens inoccupés. Ainsi, même quand il ne demande pas l’aumône, le pauvre devient un être nuisible, sa présence seule est une cause de ruine pour le propriétaire, et on comprendra quelles conséquences peuvent sortir d’une pareille