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Tout le monde convient que les effets économiques créés par une législation injuste ne peuvent être détruits en un jour. Comment peut-on se refuser à admettre qu’il en soit de même pour les effets moraux ? Le plus grand crime de l’oppression est d’abaisser l’opprimé. Lorsque l’oppresseur devient juste et humain, l’opprimé reste longtemps avant de paraître son égal. Il semble en quelque sorte, par ses mœurs, justifier après coup la tyrannie du passé ; la sympathie qu’excitait l’injustice dont il était victime a disparu avec elle : on le plaint moins et on le juge plus sévèrement. Ce n’est pas en un jour que la loi donne l’activité, la prévoyance, l’industrie, les lumières et les vertus de l’homme libre. On dit que l’Irlande n’est jamais satisfaite, que chaque concession nouvelle accroît l’ardeur de ses exigences : je ne sais. Il est possible que les Irlandais soient toujours ce peuple qui n’a jamais pu être dompté et qui n’a jamais su garder son indépendance ; mais voici ce dont je suis certain, c’est qu’en matière de justice ce n’est pas assez de faire beaucoup : on n’a rien fait quand on n’a pas tout fait. Une grosse injustice, qui blesse à la fois le sentiment national et le sentiment religieux, subsiste toujours. Il y a dans la législation un péché capital capable de détruire à lui seul la fécondité de toutes les bonnes semences. Une des plus grandes fautes politiques que l’on puisse commettre dans tous les pays, c’est, en brisant les fers, de laisser subsister leurs empreintes, c’est d’afficher le dédain pour les sentimens tout en respectant les droits. Quand deux causes peuvent être assignées à un mal cruel, — l’une obscure, confuse, inventée peut-être par le préjugé, l’autre claire et palpable, celle-là irrémédiable, celle-ci à la portée du législateur, -- il n’est vraiment pas permis d’hésiter, et l’Angleterre n’a pas le droit de se plaindre de l’ingratitude de l’Irlande, tant qu’elle ne saura pas elle-même sacrifier ses préjugés.

Par ses mœurs, par ses croyances, par sa misère, par l’action calculée de la législation, le peuple irlandais a été jeté en dehors du mouvement de la civilisation britannique. Amoureux des traditions du passé, respectant toutes les ruines qui jonchent le sol de sa patrie, les familles de ses chefs naturels ayant pour la plupart disparu dans les guerres civiles, il a dû, dans son isolement et dans sa faiblesse, chercher un guide et un maître, qui pouvait être ce guide et ce maître, si ce n’est le clergé catholique ? L’influence du clergé est le fait dominant de la situation morale de l’Irlande. Les catholiques riches et laïques eux-mêmes, dans l’état d’opposition de classes qui divise ce pays, ne sauraient exercer l’influence politique d’un clergé qui, sortant des rangs du peuple, s’en distingue par l’instruction, par le caractère sacré, par l’organisation, sans que les liens de classes soient ou paraissent jamais brisés. Le clergé a souffert tout ce qu’a