Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une population aussi nombreuse quelques jeunes têtes folles avides de butin et d’aventures. À les en croire, ils étaient pour l’établissement de Sarawak de fidèles alliés et les meilleurs voisins du monde. Sir James Brooke avait trop d’expérience pour se laisser duper par ces tardives protestations ; mais il pensa qu’il suffisait pour le moment d’admonester les pirates et de leur prouver que les Anglais sauraient, en cas de récidive, les atteindre à plus de cent milles dans l’intérieur des terres. La flottille remit donc à la voile pour Sarawak, où elle rentra triomphante le 24 août, après une croisière d’un mois. Elle venait de détruire complètement la plus formidable balla qui fût encore sortie des rivières de Bornéo, et l’énergie de son attaque avait arrêté, au moins pour un temps, les ravages de la piraterie. À peine le rajah Brooke fut -il de retour dans sa capitale, qu’il reçut la visite des principaux chefs malais et dayaks, qui promirent solennellement de renoncer à leur coupable industrie, et de tourner vers l’agriculture et le commerce l’activité des tribus. Le rajah se montra clément ; il accorda aux nobles étrangers qui étaient accourus près de lui de nombreuses audiences, mit tout en œuvre pour les amuser pendant leur séjour, leur fit même montrer la lanterne magique ; enfin, ce qui ne leur fut pas moins agréable, il rendit la liberté aux prisonniers, qu’il renvoya dans leurs familles chargés de présens et de pièces de calicot à la marque anglaise. Excellente occasion pour répandre dans les districts de Bornéo quelques échantillons de cotonnades !

Si les chefs malais avaient pu être sincèrement convertis, quelle impression ne devait point produire sur eux la vue de l’établissement de Sarawak tel que l’avait créé et développé sir James Brooke en y introduisant une administration à peu près régulière ! Le capitaine Keppel et la plupart des officiers de la marine anglaise qui ont visité Bornéo s’accordent à reconnaître que le rajah européen a opéré dans cet ancien nid de voleurs et de pirates un véritable prodige. En 1842, la population de Sarawak atteignait à peine huit mille âmes ; elle s’élevait dès 1849 à quarante-cinq mille. La ville occupe une vaste étendue de terrain sur les deux bords de la rivière ; elle est protégée par un fort. Elle contient déjà plusieurs édifices, — une église protestante et une mosquée, un palais de justice, une école publique, un hôpital, de bazars où sont étalées les marchandises apportées de l’entrepôt de Singapore, des chantiers de construction pour les navires. De belles routes la traversent en tous sens et rayonnent dans la campagne, où sont situées les villas des résidens européens. Que l’on se figure en un mot une métamorphose complète, une apparence d’ordre et de bien-être là où naguère végétaient de misérables tribus. Et tout cela est l’ouvrage d’un seul homme ! Est-il besoin d’ajouter que M. Brooke s’est réservé sur ses nouveaux sujets une autorité absolue ? Il règne et gouverne sans partage ; les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire demeurent réunis entre ses mains, et les habitans de Sarawak ne connaissent pas d’autre constitution que la volonté respectueusement obéie de leur rajah exotique. — Tout à l’heure M. Brooke, l’implacable ennemi des pirates, menait en guerre sa flotte de pros dont il est naturellement le grand-amiral ; le voici maintenant sur son siège de magistrat, expédiant la justice, sans avocats et sans code. L’audience est publique ; Malais, Dayaks, Chinois, y assistent en foule, les uns alignés sur des bancs de bois, les autres accroupis