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du mouillage. Il prit le you-you (c’est ainsi que l’on nomme la plus frêle embarcation du bord), emmena un patron, deux mousses et un jeune Hollandais qui servait d’interprète, et il partit après avoir reçu la recommandation expresse de ne point remonter la rivière et de ne pas perdre la corvette de vue. Malheureusement, entraîné par un sentiment de curiosité qui n’était que trop naturel et par le désir de tirer quelque parti de son exploration, M. de Maynard s’engagea dans la rivière, et la vue d’une bande de Malais qui manifestaient les dispositions les plus bienveillantes le détermina à pousser plus loin. Le chef de la bande demanda même à prendre place dans le you-you avec deux de ses hommes : il y fut admis sans défiance et s’assit à côté de l’officier qu’il invita à poursuivre sa route vers le village, où il assura que les Français seraient bien accueillis. Le sabre de M. de Maynard et un fusil de chasse qui se trouvait dans le canot excitèrent l’admiration et bientôt la convoitise du Malais, qui demanda très humblement d’abord, puis avec un certain air d’autorité, qu’on lui donnât le fusil. M. de Maynard refusa net. La situation devenait très critique, et l’interprète conseilla de retourner vers la corvette ; mais il était trop tard : le Malais exaspéré se précipita sur le malheureux officier et lui plongea son kris dans le cœur. En même temps, ses deux compagnons tuaient le patron. Les mousses et l’interprète se jetèrent à l’eau et essayèrent de gagner la rive. Saisis par les Malais qui accouraient au signal des leurs, ils furent emmenés prisonniers au village.

Cependant l’inquiétude était vive à bord de la Sabine ; le canot que l’on avait vu entrer dans la rivière ne reparaissait pas ! En vain cherchait-on à expliquer ce retard : on ne pouvait se défendre de sinistres pressentimens. Lorsque des Malais appartenant à une autre tribu de l’île apportèrent la nouvelle de l’infâme guet-apens, il y eut dans tout l’équipage une explosion d’indignation et de douleur… Il fallait d’abord délivrer les prisonniers. Le gouverneur de Samboangan fut employé comme intermédiaire, et moyennant le paiement d’un millier de piastres les Malais rendirent les deux mousses et l’interprète ; ou pouvait alors venger les victimes. La corvette la Victorieuse ayant rallié la Sabine, les deux navires firent voile pour Soulou, afin de demander raison au sultan du crime commis par les habitans de Bassilan, qui étaient considérés comme ses tributaires. Le sultan déclina toute responsabilité ; il déclara que les gens de Bassilan s’étaient constamment montrés rebelles à son autorité, et il les livra sans hésitation à la juste colère des Français. Les corvettes revinrent donc au mouillage de Bassilan, et leurs canots, remontant avec peine la rivière où avait été consommé le meurtre, attaquèrent une palissade très solidement construite derrière laquelle l’ennemi s’était embusqué. L’engagement fut assez vif : les canots ne se retirèrent qu’à la descente de la marée, après avoir tué ou blessé une vingtaine de Malais. De notre côté, nous eûmes deux matelots tués et plusieurs blessés ; mais l’affaire ne pouvait en demeurer là : le commandant de la Sabine, M. Guérin, expédia la Victorieuse à Manille pour rendre compte au chef de l’escadre, M. le contre-amiral Cécille, des événemens qui venaient de se passer.

La Cléopâtre et l’Archimède arrivaient à peine à Manille. Ils avaient à bord M. de Lagrené et la plupart des membres de la mission de Chine, qui devait visiter les colonies hollandaises de la Malaisie. Dès que les nouvelles de