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titre de sujet anglais ; il sait qu’à la moindre insulte, un navire de guerre sera là pour le défendre ou le venger. — M. Wyndham exerçait sur le sultan une grande influence ; ce fut lui qui amena à bord les chefs malais, ce fut lui encore qui servit d’interprète dans les conférences relatives à la cession de Bassilan. Comment s’étonner des progrès de la politique anglaise dans les mers d’Asie, lorsque partout le cabinet de Saint-James se trouve ainsi représenté par des agens non officiels, par conséquent irresponsables, qu’il peut, suivant les circonstances, soutenir ou désavouer ? C’est la diplomatie la plus commode et la moins coûteuse ; parfois il en est sorti des hommes éminens qui par d’heureux coups d’audace ont merveilleusement servi leur pays sans le compromettre : témoin ce rajah Brooke que nous avons vu tout à l’heure trônant à Sarawak. L’Anglais de Soulou, M. Wyndham, n’arrivera jamais sans doute à une si haute fortune ; mais il remplit dans cet archipel, encore peu fréquenté par les européens, le rôle utile d’éclaireur, et il ne manque pas de faire connaître au gouverneur de Singapore ou aux commandans des navire ; de guerre qui croisent dans ces parages les moindres incidens dont il est chaque jour témoin. Au moment même où l’escadre française était mouillée devant Soulou, une frégate anglaise, la Samarang, venait jeter l’ancre auprès d’elle, et M. Wyndham s’empressa naturellement d’instruire le capitaine sir Edward Belcher des négociations pendantes au sujet de Bassilan. Du reste, il eût été bien difficile d’assurer le secret de ces négociations, car les entrevues de l’ambassadeur et de l’amiral avec le sultan avaient lieu dans une grande salle où siégeaient les datons (principaux chefs de l’île) et en présence du peuple qui était admis en armes au sein du conseil. Les discussions furent très animées. À chaque discours, la foule manifestait librement son opinion par des applaudissemens ou par des injures ; souvent on voyait briller les kris et frémir les lances à la voix d’un orateur populaire qui repoussait avec éloquence la proposition de l’étranger. Le forum était là avec ses tempêtes et ses calmes. Un moment, la délibération fut sur le point de tourner au tragique. Un banc surchargé de monde se cassa, et voilà une dizaine de Malais par terre. Le peuple du dehors, qui entend le tumulte sans en connaître la cause, se figure qu’une lutte s’est engagée, et il veut se précipiter dans la salle. Vainement les datons, qui ont à défendre non-seulement leur propre dignité outragée, mais encore le caractère et peut-être même la vie de leurs hôtes, tentent-ils d’apaiser la colère de la foule. Comment se faire entendre à travers ces clameurs auxquelles se mêle le cliquetis fort significatif et peu rassurant des armes tirées hors du fourreau ? Nous-mêmes, demeurés à bord des navires, nous ne savions que penser de l’agitation extrême qui s’était répandue dans la ville, et nous observions avec la plus vive anxiété le mouvement inaccoutumé qui poussait dans la direction du palais la population du rivage. L’ignorance complète où nous étions de l’incident qui venait de se produire augmentait notre inquiétude, et nous nous rappelions avec effroi la trahison de Bassilan. Cette fois, c’étaient les deux chefs de l’expédition qui se trouvaient exposés aux fureurs d’une tribu de pirates ! Heureusement tout finit par se calmer ; le sultan parvint, non sans peine, à contenir ses sujets, et la délibération reprit son cours. Mais quelle émotion pour un banc cassé ! Quant à la demande qui était en discussion,