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dont la philosophie hégélienne a été l’occasion ou le prétexte, et il a compris qu’il était urgent de justifier son maître. Je ne sais si M. Rosenkranz réussira ; ce dont je suis bien certain, c’est que personne mieux que lui ne pouvait convenir à une telle entreprise. Si Pergama dextra defendi passent… Si le système de Hegel, devenu à tort ou à raison le foyer de l’athéisme et de la démagogie, doit reprendre un rang glorieux et utile parmi les grands travaux de l’esprit humain ; si la génération présente, surmontant le dégoût qu’excitent les taux hégéliens, doit profiter encore de tout ce que le système du maître contient de vrai et de fécond, M. Rosenkranz était naturellement appelé au rôle qu’il s’attribue aujourd’hui. M. Rosenkranz est un esprit net et ingénieux ; il joint à la science ce que la science ne donne pas toujours, un sentiment très vif de la réalité. La philosophie n’a jamais été sous sa plume l’art de combiner avec adresse de vides abstractions théologiques. Il aime les libres productions de l’intelligence, et il comprend à merveille le jeu de toutes les facultés humaines. On a de lui une Histoire générale de la Poésie, une Histoire de la Poésie allemande au moyen âge, et une excellente étude intitulée Goethe et ses œuvres, qui attestent la force et la souplesse de son talent. Cette souplesse habile et ce sentiment de la vie, il les a portés dans ses travaux métaphysiques. Je sais qu’il n’a jamais dédaigné l’exposition dogmatique des idées ; il est manifeste cependant que l’histoire a pour lui un singulier attrait. Sa biographie de Hegel et ses doctes résumés de Schelling et de Kant ont acquis en Allemagne une légitime autorité. Avec toutes ces dispositions précieuses, on ne s’étonnera pas que M. Rosenkranz soit demeuré le défenseur dévoué des traditions de son maître. Porté par la droiture naturelle de son esprit à rectifier, même sans le savoir, les principes de la dialectique hégélienne, il ne lui a pas été difficile d’échapper aux naïves alarmes ou aux violences fiévreuses qui ont dissous cette grande école. Tandis que de nobles et tendres âmes comme M. Goeschel faisaient du système de Hegel un mysticisme chrétien et en venaient peu à peu à supprimer toute philosophie, tandis que des intelligences désordonnées comme celles des jeunes hégéliens prétendaient au contraire tirer de la doctrine du maître une apothéose insensée du genre humain d’où l’on redescendait vite à une démagogie abjecte, M. Rosenkranz demeurait fidèle à un spiritualisme sérieux. Au milieu des excitations de 1848, les esprits réputés les plus graves de l’école, M. Michelet (de Berlin) par exemple, avaient fini par suivre le drapeau des athées ; M. Rosenkranz déploya dans le péril des qualités nouvelles, et on le vit occuper son poste avec une fidélité courageuse. Combien son rôle agrandi depuis ce jour-là ! A l’époque où l’école hégélienne, déjà divisée, mais puissante encore, formait plusieurs partis comme une assemblée délibérante ; à l’époque où il y avait la droite, la gauche, le centre, sans compter le centre gauche et le centre droit, dans cette chambre des députés que régissait la constitution de Hegel, M. Rosenkranz était le chef du juste-milieu. Depuis 1848, il n’est plus le leader d’un grand parti, il n’est plus le centre, il est à lui seul l’école de Hegel tout entière. Un des chefs des jeunes hégéliens, le démagogue Arnold Ruge, s’est vanté quelque part d’avoir opéré la dissolution complète de la philosophie hégélienne ; il oubliait que M. Rosenkranz était là, esprit aussi ferme qu’élevé, aussi résolu que pénétrant, et il