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maître. Il ne reste donc chez le disciple que des fragmens juxtaposés, Comment passe-t-il de sa logique à la philosophie de la nature et de la philosophie de la nature à la philosophie de l’esprit ? Il ne le dit pas, il ne peut le dire, et le lecteur ne saurait voir dans cet arrangement de son édifice qu’une fantaisie arbitraire. M. Rosenkranz, en un mot, a fait trop ou trop peu. Il devait modifier plus hardiment la construction de Hegel, ou bien, comme l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, il devait chercher la chaîne mystérieuse dont les anneaux embrassent le monde. Quand on se place d’emblée, comme Hegel, au sein de l’être infini, au lieu de s’élever régulièrement du connu à l’inconnu et de la psychologie à Dieu, on se condamne aux plus extravagantes hypothèses. M. Rosenkranz a repoussé les hypothèses, mais il n’a pas eu le courage de combattre en face les préjugés hautains de la philosophie allemande, et de revenir à la vraie, à la seule méthode, à cette méthode psychologique fondée il y a deux mille ans par Socrate, et agrandie au XVIIe siècle par le génie de Descartes. Il n’y a que deux méthodes en présence dans la philosophie moderne : cette méthode cartésienne qui a établi le spiritualisme sur ses bases immortelles, cette méthode qui a exercé une si noble influence sur notre grand siècle, qui a prêté un si précieux secours à la théologie chrétienne, que Fénelon, Malebranche, Bossuet lui-même, ont si magnifiquement appliquée, — et l’orgueilleuse méthode de Hegel, qui, après s’être flattée de conquérir à l’esprit de l’homme de plus sublimes domaines, l’a rabaissé en fin de compte au grossier délire de l’athéisme.

Un esprit très distingué, M. le docteur Wirth, dans un recueil qu’il publie à Stuttgart sous le titre d’Études philosophiques, a donné une critique approfondie de l’ouvrage de M. Rosenkranz, et il lui reproche hautement les nombreuses contradictions de son système. « M. Rosenkranz, dit-il, a l’intention manifeste de réformer le système de Hegel, mais il conserve, encore bien des principes qui rendent sa tentative infructueuse. » M. Wirth devait aller plus loin et mieux préciser son reproche. Les erreurs de M. Rosenkranz sont toutes dans la méthode hégélienne ; tant que les disciples du philosophe de Berlin n’auront pas renoncé à leur dédain de l’expérience, tant qu’ils auront la prétention de créer de toutes pièces une ontologie absolue pour embrasser de là le système entier du monde, les meilleures intentions ne produiront pas de résultats. Dans sa brochure intitulée Ma Réforme de la Philosophie de Hegel, M. Rosenkranz répond avec vivacité aux objections de M. Wirth ; il repousse surtout l’accusation d’athéisme si souvent, adressée à son maître ; Hegel, assure-t-il, croyait à la personnalité de Dieu, et ce premier être, sans conscience et sans volonté, cette substance infinie qui a besoin de se manifester dans ses contraires afin d’arriver à se connaître, ce germe de Dieu qui ne fleurira et ne portera ses fruits que sur le théâtre complet de l’univers, ce n’étaient pour Hegel que de simples abstractions nécessaires à l’infirmité de notre esprit. À la bonne heure ! mais que l’athéisme fût ou non dans la pensée de Hegel (et je veux rester persuadé qu’il n’y était pas), il n’en est pas moins vrai qu’il est contenu dans le système général du philosophe, et que les jeunes hégéliens n’ont pas manqué de logique. Tous ces docteurs effrontés qui ont proclamé la divinité de l’homme n’ont rien compris, dites-vous, à la véritable pensée du maître ; soit : — ils n’ont pas été fidèles à l’intention secrète de Hegel,