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autre chose qu’un consolant symptôme. Ce qu’il prêche ne ressemble guère à une foi positive, et ce titre austère de religion ne saurait convenir à de confuses aspirations de la conscience. Le christianisme de M. Carrière est trop souvent un christianisme symbolique. L’auteur a beau mettre la distance de l’infini entre les plus grands génies, entre les plus glorieux bienfaiteurs du genre humain et celui qu’il n’hésite pas à nommer le Sauveur du monde : on ne sait pas cependant d’une façon précise comment il entend la divinité de Jésus-Christ. Malgré toutes les bonnes intentions de l’auteur, la réforme qu’il nous prêche ne serait-elle autre chose que le christianisme du docteur Strauss ?

Je rencontre dès le début une déclaration très expressive. Tout en saluant dans le fils de Marie le fils et l’envoyé du Saint des Saints, M. Carrière craint de reconnaître un dogme nettement arrêté, et de construire un édifice circonscrit où les nobles esprits qu’il aime ne trouveraient pas une libre place. Ecoulez-le : « Si le christianisme, comme l’ont aujourd’hui certains custodes de la ville sainte, devait exclure les héros de l’esprit, les héros de la vie allemande, un Goethe, un Schiller, un Fichte, alors, en vérité, pareil au vieux chef germanique Radbot, je m’éloignerais des eaux du baptême, et j’aimerais mieux une place dans l’enfer avec ces nobles âmes qu’un trône dans le paradis des cafards. Si le christianisme, réduit aux préjuges vulgaires, nous présentait toujours le dualisme d’autrefois, — au-delà du monde une Divinité mystérieuse, et sur la terre des hommes qui ont l’espoir de gagner par leurs vertus une existence immortelle, — j’aimerais mieux en rester à la foi des brahmanes, et aspirer dans toutes les manifestations de la nature le souffle de la vie créatrice ; j’aimerais mieux, avec les anciens Perses, adorer la lumière, invoquer chaque jour le soleil levant comme un compagnon d’armes dans ma lutte contre le péché et la folie, et attendre, le médiateur, le prince de la paix, celui qui doit un jour terrasser le mal et en faire l’esclave du bien. J’aimerais mieux encore me faire initier aux mystères d’Eleusis, car là du moins je trouverais dans Cérés et Bacchus une transfiguration poétique du pain et du vin, puisque le siècle présent ne veut pas comprendre la consécration religieuse par laquelle le pain et le vin sont devenus la chair et le sang du Seigneur ! » On comprend que de telles dispositions ne soient pas très favorables à la recherche du vrai christianisme. Cette dernière phrase surtout révèle les tendances hégéliennes que M. Carrière, à son insu, je n’en doute pas, porte dans ses investigations religieuses. Si c’était là l’unique inspiration de M. Carrière, son livre ne mériterait pas d’être discuté. Ce ne serait qu’une reproduction, après cent autres, des théories panthéistiques et des doctrines antichrétiennes de notre âge. L’originalité de M. Carrière, c’est qu’il croit et veut être chrétien. Il revient sans cesse à Jésus-Christ, à sa personne, à sa vie, à ses enseignemens sacrés. Il ne le révère pas, il nous l’a dit lui-même, comme le plus grand des morts qui dorment dans le panthéon de l’histoire, il l’adore comme le Dieu du genre humain. Il ne croit pas à un Christ abstrait, mais à un Christ vivant. Il ne croit pas à une infinité de Christs, comme le docteur Strauss, il croit au Christ historique, à celui qui est venu racheter l’homme, et qui est mort crucifié. Seulement, s’il n’admet qu’un Christ, il proclame plusieurs christianismes très différens les uns des