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On voit quel a été le travail philosophique et religieux de la pensée allemande pendant ces dernières années. De tels symptômes, si je ne m’abuse, sont la promesse d’une transformation féconde. Il n’y a pas là d’école, à proprement parler ; il n’y a pas de grandes constructions métaphysiques : nos voisins sont disposés à traiter avec dédain un mouvement d’idées qui s’annonce avec si peu de fracas ; mais ne doit-on pas préférer à une école altière et isolée cette ardeur presque unanime ? Il y a des pays où ces deux mots, philosophie et religion, représentent encore deux idées qui se combattent ; en Allemagne, on commence à comprendre quels indissolubles liens unissent toutes les sciences et toutes les vérités morales. La philosophie n’avait pas moins souffert que la religion des outrages de la jeune école hégélienne, et ce sont des philosophes que nous voyons maintenant relever de leurs mains le christianisme pour y mettre à l’abri leurs croyances insultées. Qu’importe, que les réformes de M. Rosenkranz, les systèmes de M. Fichte et de M. Chalybœus, les tentatives religieuses de M. Maurice Carrière, les plaintives confessions et les mélancoliques souvenirs de M. le docteur Strauss offrent encore sur bien des points des lacunes regrettables ? C’est l’esprit général qu’il faut voir, c’est cette protestation spontanée contre les désordres de la période qui vient de finir. L’Allemagne avait presque touché le fond de l’abîme ; nulle part on n’avait vu de négations plus arrogantes, et, comme dit M. Carrière, plus flegmatiquement enragées. — Si elle renaît enfin de cette chute profonde, si elle restaure par la philosophie ce spiritualisme chrétien que la philosophie avait détruit chez elle, l’Europe entière profitera de ses travaux. Elle n’y réussira toutefois qu’en réglant son enthousiasme avec l’école française : notre Descartes est et restera le maître de la philosophie moderne. Dans la science comme dans la politique, on l’a dit plus d’une fois, l’union de l’Allemagne et de la France offrirait de sérieux avantages, si l’esprit français apporte à cette alliance la netteté supérieure de son inspiration. L’Allemagne y apportera de quoi satisfaire son légitime orgueil ; c’est à elle qu’il faudra demandée la ferveur religieuse, le sentiment hardi des choses cachées, la préoccupation constante de l’infini, instincts sublimes, instincts périlleux aussi, qui égarés par une méthode fatale, l’ont jetée violemment dans le panthéisme et de là dans les plus brutales folies, mais qui, réglés avec force et conduits par une route sûre, sauront lui gagner des trésors. Le mouvement, dont j’ai signalé les indices n’est que l’aurore d’une période meilleure ; puisse le jour grandir ! puissent les semences fructifier au soleil ! Il y a trente ans, un philosophe illustre, avec la vive ardeur et l’enthousiasme aventureux de la jeunesse, racontait à la France comment les dogmes finissent ; aujourd’hui, après tant d’expériences douloureuses et tant d’avertissemens sinistres, il serait temps pour l’Allemagne de montrer au XIXe siècle comment les croyances se relèvent.


SAINT-RENE TAILLANDIER.