Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/687

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dement une maison de commerce, il suivit cette veine avec l’ardeur qu’il mettait dans ses procès ou dans ses comédies, et entama un grand nombre de spéculations diverses. Ces tentatives furent en général moins fructueuses qu’elles auraient pu l’être si Beaumarchais n’eût apporté dans sa carrière de spéculateur les qualités et les défauts de l’artiste ; il aimait les entreprises difficiles, pourvu qu’elles fussent brillantes ou utiles, et il embrassait trop de choses à la fois. J’ai sous les yeux un tableau général de ses affaires depuis le 1er octobre 1776 jusqu’au 30 septembre 1783, c’est-à-dire pendant les sept années qui représentent plus particulièrement sa carrière commerciale. Ce tableau indique un mouvement de fonds de 21,044,191 livres en dépense et de 21,092,515 en recette ; l’excédant de la recette sur la dépense n’est donc que de 48,327 livres. À la vérité, les dépenses portent sur diverses entreprises qui plus tard ne donneront plus que de la recette ; mais le chiffre peu élevé de cet excédant de recette obtenu dans un espace de sept ans suffit, ce me semble, pour donner l’idée d’un négociant un peu audacieux, le plus actif d’ailleurs et le plus amusant des négocians. On a vu Beaumarchais jusqu’ici mêlant le commerce à la politique, on ne sera peut-être pas fâché de le considérer un instant à l’état de commerçant pur et simple, courant d’un port à l’autre, achetant ou construisant des vaisseaux, bridant, comme il dit, ses divers capitaines, afin d’en tirer un peu de profit, et discutant une expédition maritime avec l’aplomb d’un armateur consommé. Parmi les cinq cents lettres qui le représentent sous cet aspect, je n’en citerai qu’une. Il est à Bordeaux surveillant un de ses arméniens, et il écrit à son agent Francy, revenu d’Amérique et resté à Paris :


« Bordeaux, ce 19 octobre 1782.

« Maintenant, mon Francy, je sais tout ce qui regarde mon armement ; mais je ne saurais rien, si j’étais parti avant d’avoir vu. La Ménagère sera parfaitement gérée ; Foligné (c’est le nom du capitaine), à quelques lubies près, est un excellent homme : son état-major est charmant, et son équipage a la meilleure volonté ! Voilà pour un. L’Aimable Eugénie, au lieu d’être de 600 tonneaux de port, est à peine de 500. Son capitaine est un homme indocile, volontaire et peu soigneux. Sans me rien dire, on a mis 32 canons, 160 hommes et tout ce qu’ils entraînent, de façon qu’au retour ce navire, qui fait 9,000 livres de dépenses par mois et m’a coûté au moins 300,000 livres, ne peut donner que de la perte. Ils n’ont pris que 1,000 barils de farine faisant 125 tonneaux, 105 milliers de poudre au roi faisant à peine 50 tonneaux, ma cargaison, qui n’en fait pas tant, — et le navire est si fort au comble, qu’ils ont laissé à Nantes du feuillard que j’avais demandé pour la Ménagère, et pour lequel ils n’ont pas trouvé de place.

« Pour faire tenir la voile à ce navire, ils ont mis 76 milliers de briques