Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/697

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’Europe qui le désirent tout entier ne disent à leur tour, en le voyant ainsi mutilé : Ah ! che schiagura d’aver lo senza… Et quels sots pédans étaient ses tristes éditeurs !

« Nous vous saluons tous, et moi qui me rends l’organe de la Société philosophique, je suis avec tous les sentimens que vous me connaissez, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« Caron de Beaumarchais. »


Le margrave de Bade, voyant qu’il fallait absolument choisir entre des scrupules de moralité et les avantages de sa location de Kehl, apprenant d’ailleurs qu’un autre prince allemand, celui de Neuwied, paraissait disposé à s’arranger avec Beaumarchais, se résigna à faire capituler la morale et à laisser imprimer Voltaire sans mutilation. La vérité m’oblige à ajouter un fait qui n’est pas connu : c’est que Beaumarchais, assez semblable en cela à son patron Voltaire, tout en ne cédant rien aux scrupules moraux d’un petit prince allemand, ne manquait pas de complaisance quand la question de vertu n’était pas en jeu. Ainsi le même homme qui refusait d’abandonner au margrave de Bade la paraphrase du Cantique des Cantiques consentait, pour plaire à Catherine II, à cartonner la correspondance de l’impératrice avec Voltaire, qui par conséquent a subi des suppressions, et à s’imposer pour cela un supplément de dépenses dont je le vois solliciter en vain le remboursement dans une lettre au prince de Nassau, en date du 6 octobre 1790 :


« Je vous avais prié, mon prince, de savoir de sa majesté l’impératrice si elle avait donné quelque ordre au sujet du dédommagement équitable que l’on m’a garanti en son nom, lorsque j’ai promis à MM. de Montmorin et Grimm de mettre des cartons à tous les exemplaires de toutes les éditions de Voltaire aux endroits où sa majesté a paru le désirer. Je vous avais donné une lettre où ces détails étaient bien exprimés, où je marquais comme un fait avéré que nous avions été obligés de réimprimer 412,000 pages pour mettre toutes nos éditions dans l’état où elle les voulait ; que cette dépense, jointe au remuage et travaux de reliure de cette immense collection, nous avait coûté plus de 15,000 livres. Depuis plus de deux ans, on ne m’a pas répondu un mot à ce sujet. »


Surveiller la fabrication, l’impression et la publication de ces 162 volumes (pour les deux éditions) tirés à 15,000 exemplaires, les introduire en fraude, à la vérité avec la connivence du pouvoir, mais sous le coup d’un danger permanent de prohibition, c’était une entreprise singulièrement laborieuse pour un homme déjà écrasé par tant d’autres occupations. Beaumarchais semble quelquefois plier sous le fardeau. « Me voilà, s’écrie-t-il, obligé d’épeler sur la papeterie, l’imprimerie et la librairie. » Cependant il apprend assez vite ce nouveau métier, et ce n’est pas une des parties les moins intéres-