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des traits, la vigueur et la rapidité du style avaient recommandé à tous les bons juges cette singulière production si profondément empreinte du goût national. Comme Rabelais, l’auteur attaque, avec une liberté qui tourne à la bouffonnerie et effleure le cynisme, toutes les querelles théologiques, même toutes les dissidences religieuses ; ses traits à travers les sectes atteignent les croyances, et Voltaire a pu le prendre pour un des siens. Le vrai paraît être que Swift, grand partisan de l’épiscopat, entendait conclure en faveur d’une foi légale, d’une église établie, liée étroitement à l’état, qui lui emprunte et lui prête de la puissance. Cette pensée ne fut pas clairement aperçue ; la liberté du ton parut de la licence et scandalisa les âmes scrupuleuses, notamment la reine Anne, qui, malgré tant de sympathies politiques, ne voulut jamais faire de Swift un évêque, et se laissa longtemps prier pour lui donner un bon bénéfice.

Or Swift arrivait d’Irlande chargé de suivre à Londres quelques réclamations du clergé de ce pays, lorsque le ministère de Harley se forma. Jusque-là, sa politique avait été assez, incertaine. Elevé parmi les whigs, lié avec Somers, à qui le Conte du Tonneau est dédié, avec Halifax, surtout avec Addison, il s’était, dans ses divers voyages à Londres, montré disposé à leur confier l’avenir de sa fortune. Il avait dans leur commerce conçu des espérances qui ne s’étaient pas réalisées. Leur gouverneur en Irlande, lord Wharton, l’avait mal accueilli. À Londres, lord Godolphin, encore ministre, le reçut avec sa froideur accoutumée, et Swift dévoua Godolphin et Wharton aux dieux infernaux, c’est-à-dire à la vengeance dont le talent dispose. Ulcéré et vain, il alla trouver le nouveau ministre et se présenta comme une victime de la dernière administration. Harley était accueillant et le plus grand prometteur du monde. Il recherchait les gens de lettres, non moins que Saint-John, leur pair en même temps que leur patron. Le cabinet annonçait pour l’église une politique qui allait à Swift, fort ecclésiastique s’il n’était fort chrétien. Swift prit son parti et se donna aux tories.

Il est aisé de savoir comment. Nous avons les éphémérides de cette partie de sa vie dans le Journal à Stella. On sait que cet homme singulier nourrissait un sentiment indéfinissable, et sur la nature duquel les doctes disputent encore, pour une jeune personne, Rester Johnson, qu’il avait emmenée avec une de ses compagnes en Irlande, et elles habitaient son presbytère en son absence seulement. Par parenthèse, il contracta également, en séjournant à Londres, un goût non moins énigmatique pour Esther Vanhomrigh, qui se prit de passion pour son génie. Partagé entre ces deux femmes, il les rendit toutes deux assez malheureuses. Pendant un temps, elles s’ignorèrent l’une l’autre ; mais enfin il épousa la première, et la seconde en