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convenez que vous étiez moins jolie autrefois. — Je n’en sais rien. — Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfans ! et vous la plus grande ? — Et vous le plus sage ! — Oh ! Sylvie ! — On nous mettait sur l’âne chacun dans un panier. — Et nous ne nous disions pas vous… Te rappelles-tu que tu m’apprenais à pécher des écrevissus sous les ponts de la Thève et de la Nonette ? — Et toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t’a un jour retiré de fieav. — Le grand frisé ! c’est lui qui m’avait dit qu’on pouvait la passer… l’ieau ! »

Je me hâtai de changer la conversation. Ce souvenir m’avait vivement rappelé l’époque où je venais dans le pays, vêtu d’un petit habit à l’anglaise qui faisait rire les paysans. Sylvie seule me trouvait bien mis ; mais je n’osais lui rappeler cette opinion d’un temps si ancien. Je ne sais pourquoi ma pensée se porta sur les habits de noces que nous avions revêtus chez la vieille tante h Othys. Je demandai ce qu’ils étaient devenus. « Ah ! la bonne tante, dit Sylvie, elle m’avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval à Dammartin, il y a de cela deux ans. L’année d’après, elle est morte, la pauvre tante ! »

Elle soupirait et pleurait si bien, que je ne pus lui demander par quelle circonstance elle était allée à un bal masqué ; mais, grâce à ses talens d’ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parens seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle.

XI. — RETOUR.

La vue se découvrait au sortir du bois. Nous étions arrivés au bord des étangs de Chaâlys. Les galeries du cloître, la chapelle aux ogives élancées, la tour féodale et le petit château qui abrita les amours de Henri IV et de Gabrielle se teignaient des rougeurs du soir sur le vert sombre de la forêt. — C’est un paysage de Walter Scott, n’est-ce pas ? disait Sylvie. — Et qui vous a parlé de Walter Scott ? lui dis-je. Vous avez donc bien lu depuis trois ans ! Moi, je tâche d’oublier les livres, et ce qui me charme, c’est de revoir avec vous cette vieille abbaye, où, tout petits enfans, nous nous cachions dans les ruines. Vous souvenez-vous, Sylvie, de la peur que vous aviez quand le gardien nous racontait l’histoire des moines rouges ? — Oh ! ne m’en parlez pas. — Alors chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée au jardin de son père, sous le rosier blanc. — On ne chante plus cela. — Seriez-vous devenue musicienne ? — Un peu. — Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d’opéra ! — Pourquoi vous plaindre ? — Parce que j’aimais les vieux airs, et que vous ne saurez plus les chanter.