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prendre, et sauf un pauvre diable qui balaie le devant de l’auberge, personne ne lui accorde même un regard de curiosité. Que le balayeur rentre au logis, et tout espoir de renseignemens parait perdu. C’est donc à lui qu’en désespoir de cause la petite voyageuse s’adresse, pour savoir si miss Emerson n’est pas en ville. Le balayeur ne connaît pas miss Emerson, du moins sous son nom de famille. Par bonheur, il appelle l’aubergiste, qui devine de qui veut parler Ellen. Pour le moment, voilà rattaché le fil à demi rompu de cette destinée en dérive. Ellen arrivera chez sa tante ; elle y arrivera grâce à un obligeant voisin qui la prend sur sa charrette à bœufs, et l’y installe tant bien que mal au moyen d’une chaise que la maîtresse de l’auberge veut bien prêter à la nièce de miss Emerson. Mépriserait-on ces détails ? On aurait tort, à notre avis, et dans tous les cas il faudrait dès à présent se tenir pour dit que les romans de mistress Wetherell doivent une bonne partie de leur mérite à ces scènes de mœurs prises sur le fait. Pour les goûter, il faut se placer à un certain point de vue, celui qui convient à une peinture flamande, où pas un détail ne sera omis, ni du jardin, ni du grenier, ni de la cuisine. Introduit par elle dans cette ferme américaine, vous respirerez l’atmosphère qu’on y respire. Vous y grelotterez dans les chambres sans cheminées ou devant les cheminées sans feu. Vous pesterez contre les portes mal closes, les murailles nues, les boiseries sans peintures, les tables boiteuses, les meubles absens. Vous assisterez (soyez-en averti par avance) aux intéressantes opérations moyennant lesquelles la ménagère économe se joue du haut prix des épiceries. — Vous verrez battre le beurre et fabriquer le savon, mettre au four la pâtisserie, préparer les conserves, fumer le jambon ; mais, pour le moment, nous pouvons faire connaissance avec Van Brunt, le conducteur du chariot où voyage Ellen. Ce personnage, qui, au premier abord, semble fort secondaire, jouera plus tard un des rôles principaux. En attendant, il chemine paisiblement, son grand fouet en main, côtoyant ses bœufs à la paresseuse allure. De rares habitations sont éparses sur les côtés de la route presque déserte. Les arbres n’ont plus de feuilles ; les vertes collines ont revêtu les teintes brimes de l’automne qui finit. De temps en temps le grand fouet claque sur la tête des bœufs, jamais il n’arrive jusqu’à leur peau.


« A quoi bon les blesser ? remarqua tout haut Van Brunt… Ce sont des entêtés qui n’en font qu’à leur tête » Ellen était tout à fait de cet avis.

Après un long silence, et quand il eut bien et dûment examiné, sur son trône roulant, la petite reine dont il était, pour le moment, le premier ministre :

« Ainsi donc, dit Van Brunt, vous êtes la nièce de miss Fortune ?

— Oui, répondit Ellen.